Appel à contributions : Photographica, n° 2
"Hors les murs. Photographes et studios mobiles"
Date limite de réception des articles : 15 février 2020
PHOTOGRAPHICA est une revue semestrielle de la Société française de photographie, réalisée avec le soutien du ministère de la Culture, éditée et distribuée sous format papier par les Éditions de la Sorbonne et sous format numérique par la pépinière de revues du laboratoire InVisu (CNRS/Inha).
« On a tiré la voiture de la remise quand la maison et les meubles étaient vendus. Nous avons fait faire un cadre dans lequel nous avons disposé un tas de photographies que maman avait faites […]. Puis nous sommes parties et depuis ce moment nous allons de foire en foire, et pendant que maman photographie, moi, je me mets devant la porte, j’appelle les passants… Oh ! C’est un dur métier, allez, et nous avons bien du mal à y gagner notre vie…» (Vitis, 1907)
Dans son livre Photography and the American Scene, Robert Taft évoque les studios photographiques présents sur les bateaux remontant les fleuves américains. Il raconte aussi l’anecdote (non datée) d’un face-à-face entre un daguerréotypiste ambulant et des villageois mécontents d’un portrait : la foule finit par envoyer le photographic van de ce dernier et tout son contenu dans le décor (Taft, 1938, p. 65-67). À quoi ressemblent précisément ces chariots photographiques du xixe siècle, qui donnent aux photographes ambulants des allures de colporteurs d’étain et les inscrivent du côté des batteurs de pavés et des coureurs de chemins ? En 1858, dans La Lumière, Ernest Lacan place le photographe ambulant en bas de l’échelle, critiquant ces « saltimbanques de la photographie » qui la dénaturent (Lacan, 1858, p. 77). L’enquête publiée en 1860 sur le commerce parisien fait état des ateliers photographiques, précisant que les plus importants sont dotés d’opérateurs pour se déplacer en extérieur ou en mission, mais ne donne pas de chiffres pour la photographie ambulante (Chambre de commerce, 1864). Dans les années 1980, le livre de Ann Parker et Avon Neal sur les photographes ambulants au Guatemala montre la vivacité de cette pratique encore à la fin du xxe siècle (Parker et Neal, 1984).
Qu’est-ce qu’un studio « mobile » ou hors les murs ? On entendra par-là l’idée que le studio mobile est un dispositif (réduit ou complexe) qui peut se déplacer et permettre une pratique « intégrée » de la photographie en extérieur, c’est-à-dire hors de l’atelier ou du laboratoire, alliant l’ensemble des étapes nécessaires à la production des photographies – de la préparation à la prise de vue et jusqu’au développement, voire à la diffusion et à la vente. C’est au prisme de ces aspects matériels de la photographie nomade que pourra être étudiée cette histoire quelque peu invisible des mobilités photographiques – et qui la distingue de celle des photographes de plein air comme les reporters.
Si l’atelier photographique a fait l’objet de recherches historiques et d’expositions, la mobilité des photographes professionnels hors du studio a été moins explorée, peut-être en raison de la plus grande difficulté à en cerner les mouvements (défaut de sources, de reconnaissance). Cette lacune a joué au profit de l’atelier lui-même, devenu une image de référence de notre culture visuelle, le lieu de la mise en scène du photographe (Cartier-Bresson, 2012, p. 8).
Pourtant, au même titre que l’histoire des ateliers, l’histoire des mobilités photographiques s’ouvre elle aussi avec la naissance de la photographie et se poursuit tout au long de son histoire, en parallèle de pratiques plus sédentaires. Dans les années 1970, Susan Sontag voyait dans l’expansion mondiale de la photographie le signe d’un médium à la fois démocratique et impérialiste – Sontag n’hésitait pas à lier clairement phénomène colonial et expansion tentaculaire de la photographie. Après les séries d’articles « Early Photography in… » publiées dès 1977 par la revue History of photography, après les constats dressés par les histoires « mondiales » de la photographie dans les années 1980 et 1990 (Rosenblum, 1996), les recherches se sont poursuivies sur la manière dont la photographie s’est répandue et enracinée dans certaines régions du monde comme le Japon (Bennett, 2006), la Chine (Bennett, 2009, 2010, 2013) ou l’Afrique (Nimis et Goni, 2013). Des programmes de recherche ou des publications récentes réfléchissent aux effets de l’exil ou des migrations sur les photographes et leur production photographique, définissant ceux-ci comme « zones de contact » (Hannoosh, 2016) et la photographie comme « médium diasporique par excellence » (Dogramaci et Roth, 2019), et soulignent la qualité nomade non seulement des images photographiques, mais aussi de leurs producteurs, essentiellement à partir des années 1920.
La question des mobilités et circulations photographiques, faisant appel à des logiques transnationales et à des études de flux (des hommes aux marchandises photographiques), invite également à un décentrement du regard. Au-delà de logiques internationales, elle permet d’envisager des mobilités intérieures et locales (de ville en ville, des villes aux campagnes), d’approfondir une histoire sociale des photographes et d’interroger les représentations et imaginaires que ces derniers suscitent, nourrissant un folklore toujours vivace. En effet, les « photographes ambulants » forment une catégorie souvent rattachée aux petits métiers, et à des pratiques dites « populaires », urbaines ou rurales, liées aux foires et aux marchés (exploitant des procédés comme les ferrotypes, tintypes, toiles peintes, développements instantanés, etc.). Dans la presse, la littérature et le cinéma, l’image du photographe ambulant est souvent celle d’un miséreux : « Il nous apparaît comme un pauvre être de souffrance, ce Korn, photographe ambulant, artiste forain qui allait de foire en foire » (Claretie, 1912, p. 5). Mais tout comme l’idée de photographie populaire, l’image et le statut du photographe ambulant méritent d’être nuancés et affinés. Ceci d’autant plus que les travaux récents des historiens et historiennes sur les mobilités des métiers et des savoir-faire à l’époque contemporaine nous invitent à penser ces pratiques photographiques à l’aune de celles d’autres professions ambulantes ou mobiles (ingénieur, négociant, colporteur, artisan qualifié, ouvrier, etc.) (Brice, Diaz, 2016).
Si le photographe ambulant se présente souvent comme la version plébéienne du photographe d’atelier, les images qu’il produit participent tout autant d’une autre « culture photographique », tout à la fois obscure et archaïque, modeste et authentique, réfractaire aux changements technologiques – que l’on songe à la figure d’Eugène Atget. Dans l’article éclairant qu’il publiait sur les photographes ambulants en 2015, Ilsen About soulignait l’importance de ces pratiques itinérantes « dans l’acculturation des sociétés contemporaines aux pratiques quotidiennes de l’image photographique » et la « diffusion lente et durable des objets visuels dans la culture matérielle » (About, 2015). Cette histoire de la culture matérielle (et donc des rapports des sociétés contemporaines aux images photographiques) doit aussi se retourner sur la photographie elle-même, en pensant les modalités et matérialités de ces pratiques photographiques « hors du studio ».
Une attention spéciale sera accordée aux dispositifs et usages des studios hors les murs, en ne limitant pas la question à celle du portrait, et en envisageant ces mobilités photographiques du point de vue du travail, du matériel, des pratiques des photographes et de la diffusion de la photographie.
D’autre part, on s’intéressera particulièrement aux conditions des photographes ambulants comme à l’historicisation (qui se déploie de l’invention de la photographie à aujourd’hui) et à la géographisation (dans de multiples aires et lieux) d’un phénomène soumis à de multiples variations et adaptations, depuis le photographe de métier jusqu’aux explorateurs, excursionnistes ou scientifiques, photographes plus occasionnels.
C’est donc une histoire matérielle et visuelle du studio photographique mobile entendu comme déplacement hors les murs d’une activité professionnelle spécialisée, tout autant qu’une ethnographie de ses opérateurs ambulants, que ce numéro de Photographica voudrait explorer.
Les propositions pourront porter sur l’un des thèmes suivants :
- les sources et archives de l’histoire des pratiques du studio mobile ou du photographe ambulant ;
- législation encadrant les pratiques mobiles de la photographie ;
- matérialités du studio mobile : roulottes, chariots, tentes, sac à dos, baraques, cabanes, studios portatifs, design des « vans » photographiques, mobilier intérieur, décors, etc. ;
- enjeux et usages du studio mobile : portraits, animaux, photographes de foire, de cabarets et de lieux touristiques, mais aussi photographie scientifique et expéditions (de l’ethnologie à la spéléologie) ;
- sociologie et genre de la photographie ambulante : dichotomie photographe d’atelier et photographes ambulants, opérateurs, femmes photographes ambulantes ;
- articulation des mobilités photographiques et des changements technologiques ; historicisation de la photographie ambulante liée aux procédés techniques ;
- évolution du statut du photographe hors du studio à l’ère industrielle, hiérarchie entre photographes entrepreneurs et opérateurs.
Indications bibliographiques :
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About, I. (2015). Les photographes ambulants. Techniques & Culture, 2 (64), 240-243.
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Aprile, S. (2016). Déposer un brevet sans déposer les armes ? Exilés et inventeurs français durant le Second Empire. Revue d'histoire du XIXe siècle, 2 (53), 79-96.
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Brice, C. et Diaz, D. (dir.). (2016). Mobilités, savoir-faire et innovations. Revue d’histoire du XIXe siècle, 53 (2), 228.
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Bouillon, M.-E. (2018). Photographes et opérateurs. Le travail des Neurdein frères (1863-1918). Revue Mil Neuf Cent, 1 (36), 95-114.
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Chambre du commerce (1864). Statistiques de l’industrie à Paris résultant de l’enquête faite par la Chambre de commerce pour l’année 1860. Paris, France: Chambre de commerce.
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Claretie, G. (1912, 26 avril). Gazette des tribunaux. Cour d’assise de l’Eure : un drame au théâtre. Le Figaro, 5.
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Dogramaci, B. et Roth, H. (dir.). (2019). Nomadic Camera. Fotografie, Exil, Migration. Fotogeschichte, 39 (151).
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Hannoosh, M. (2016). Practices of Photography: circulation and mobility in the nineteenth-century mediterranean. History of Photography, 40 (1), 3-27.
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Clark, C. E., (2017). The Commercial Street Photographer: The Right to the Street and the Droit à l’Image in Post-1945 France. Journal of visual culture 16 (2): 225–52.
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Lacan, E. (1858, 15 mai). Les saltimbanques de la photographie. La Lumière, (20).
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Miller, S. (1987). Itinerant Photographer: Corpus Christi 1934. Albuquerque, NM: University of New Mexico Press.
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Parker, A. et Neal, A. (1984). Los Ambulantes, The itinerant photographers of Guatemala, Cambridge, MA: MIT Press.
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Rosenblum, R. (1984). A world History of Photography. New York, NY: Abbeville Press.
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Rosenblum, R. (1996). Une histoire mondiale de la photographie. Paris, France: Abbeville Press.
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Sagne, J. (1984) L’atelier du photographe (1840-1940), Paris: Presses de la Renaissance.
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Taft, R. (1938). Photography and the American Scene—A Social History 1839–1889, New York, N.Y.: Dover Publications.
- Vitis, Ch. de. (1907, 4 avril). Cœur d’Enfant. 2e partie. Les miséreux. VI. Photographies ambulants. L’Ouest-Éclair, 2.
Catalogues d’expositions et expositions :
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Cartier-Bresson, A. (2012). Dans l’atelier du photographe, Paris, France: Paris musées.
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Desveaux, D., Cuesta, S. et Reynaud, F. (dir.). (2016). Dans l’atelier. L’artiste photographié, d’Ingres à Jeff Koons, Paris, France: Paris musées.
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Eskildsen, U. (dir.). (2008) Street & Studio: an urban history of photography, Londres, Royaume-Uni: Tate publ..
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A World of Its Own: Photographic Practices in the Studio, MoMA, 2014.
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In and Out of the Studio: Photographic Portraits from West Africa, MET, NY, 2015-2016.
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Call for papers PHOTOGRAPHICA Issue 2/2020
PHOTOGRAPHICA is a half-yearly journal of the Société française de photographie, produced with the support of the ministère de la Culture, published and distributed in paper form by Editions de la Sorbonne and in digital form by the journal incubator of the laboratory InVisu (CNRS/Inha).
Out of the studio. Photographers and mobile studios
Numerous references to travelling photographers and mobile studios are sprinkled throughout the literature dedicated to photography. Robert Taft refers to photographic studios on board ships that sailed American rivers in his book Photography and the American Scene (Taft, 1938, p. 65-67). He recounts an undated anecdote about a confrontation between an ambulant daguerreotypist and villagers dissatisfied with a portrait: the crowd ended up sending his photographic van and all its content flying. In 1858, the critic Ernest Lacan considers ambulant photographers to be at the bottom of the social ladder (Lacan, 1858, p. 77). In the journal La Lumière, he does not hesitate to designate them as “street entertainers of photography”. Two years later, a statistical survey about photographic industry in Paris indicates that the largest studios regularly sent photographic operators on missions abroad but no figures about ambulant photography are provided (Chambre de commerce, 1864). Finally, in 1984, Ann Parker and Avon Neal reveal through their study that ambulant photographers and mobile studios in Guatemala were still an active profession at the end of the 20th century (Parker & Neal, 1984). What did such mobile studios look like precisely? How many were they, depending on periods and places? To what extent do they invite us to rethink photography practice from a material and social perspective?
By a “mobile” studio, we mean a (reduced or complex) device, which is portable and allows an integrated outdoor practice of photography, outside both the studio and the laboratory, combining all necessary steps to make photographs (from the preparation to the development of the medium, and sometimes to the dissemination and the sale of the final image). The overlooked history of photographic mobility may be considered through this material specificity that distinguishes it from the history of outdoor photographers and modern photo-reporters.
The mobility of photographers outside the studio has been largely overlooked. Reasons for this are numerous (lack of data, lack of recognition notably) and have played in favor of the studio itself. Extensively studied, the photographer’s studio is now an integral part of our collective imaginary. It is the space where the photographer set himself up as a creator (Cartier-Bresson, 2012). However, the history of photographic mobility, just like the history of studio photography, started with the birth of photography and has been continued alongside sedentary practices.
In the 1970s, Susan Sontag, did not hesitate to associate imperialism with the spectacular expansion of photography. A short time later, the series “Early Photography in…” published since 1977 by the journal History of Photography, as well as the “world” histories of the 80s fostered more detailed investigations into the way photography has spread out across the world and has taken root in specific regions. Examples include the studies of Terry Bennett on Japan (2006) and China (2009, 2010, 2013) and those of Erika Nimis and Marian Nur Goni on Africa (Fotota blog, 2013-). Numerous research programs and publications currently address the effect of exile and migration on photographers and their pictures. They define photographers as “contact zones” (Hannoosh, 2016) and photography as “the ultimate diasporic medium” (Dogramaci & Roth, 2019), highlighting the nomadic quality of both the producer and the images.
To inquire the history of mobile studios and ambulant photographers today, means to join these discussions. That is to adopt a transnational logic and to take into consideration flows of people and goods. This issue provides another opportunity to study the local and interior mobility (from town to town, the relationship between cities and countryside) as well as worldwide mobility. Simultaneously, it invites us to investigate the social history of photography and the archetype of the ambulant photographer. Indeed, the category “ambulant photographers” is frequently associated with small trades as well as with urban or rural “popular” practices linked to trades and markets (operators of ferrotypes, tintypes, painted canvases and instant prints for instance). The ambulant photographer as depicted through books, movies, press articles, is often a destitute person: “He appears to us as a poor suffering being, this Kor, ambulant photographer, fairground artist who travelled from town to town” (Claretie, 1912, p.5). However, exactly like the idea of popular photography, the representation and the status of ambulant photographers deserves to be qualified and refined. Even more so, due to the recent studies about worker mobility and transmission of traditional skills in modern times. Each of them invites us to rethink sedentary photographic practices in the light of other ambulant professions (engineer, trader, peddler, qualified craftsman, worker, etc.) and to question the hierarchy between contractual operators and self-employed photographers .
The ambulant photographer is often presented as the plebeian version of the studio photographer, but the pictures he produces participate significantly in another “photographic culture”, both obscure and archaic, modest and genuine, resistant to technological changes as exemplified by the mythologized figure of Eugène Atget. In an enlightening article about ambulant photographers, Ilsen About emphasized the importance of such professions in “the acculturation of contemporary societies to the daily practice of photographic image” and to “the slow and lasting diffusion of visual objects in material culture” (About, 2015). This history of material culture (and thus, of the way contemporary societies relate to images) should reflexively consider photography itself and think about the terms and conditions of photographic practices that flourished outside the studio.
The second issue of the journal Photographica therefore intends to explore both a material and a visual history of the mobile studio as well as to sketch out an ethnography of ambulant operators. Special attention will be paid to devices and uses of studios “beyond the walls”. The reflection is not limited to the genre of portrait but is open to all aspects of mobile studios. Contributors are welcome to question photographic mobility from different perspectives and to address work, material and practice issues more generally.
Moreover, there will be special consideration of ambulant photographers’ living conditions as well as of the historicization and the geographization of the ‘mobile studio’ phenomenon; a phenomenon subjected to many variations, as attested by the participation of casual or professional photographers, explorers, excursionists and scientists.
Article proposals may cover the following topics:
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