Le BAL des Anonymes

Anonymes : les sujets des œuvres actuellement exposées au BAL le sont. Les noms des preneurs de vue opérant derrière l’objectif d’impartialité ne se prêtent pourtant pas à cette étiquette : Jeff Wall, Lewis Baltz, Walker Evans, Anthony Hernandez, etc… sont loin de passer incognitos. Rassemblées, leurs images sans frontières interrogent : Elles oscillent entre documentaire, art, tableaux de vie, œuvres du quotidien. En misant sur l’image latente transmuée en image de l’attente et sur l’image animée comme expression de l’immobilité, cette exposition inaugurale étonne.

Pénétrant dans ce nouvel espace consacré à l’image, on aurait presque envie de parler d’abord d’un environnement « gemütlich » selon l’expression intraduisible allemande, tant il se dégage de la première salle une impression de confort visuel. Cette ambiance est instillée par un accrochage mixte et aéré entre vidéos et photographies dont la neutralité n’aurait rien à envier à l’école de Düsseldorf. C’est pourtant en Amérique que nous transportent les deux commissaires, Diane Dufour (directrice du BAL) et David Campany. D’emblée, l’œuvre gigantesque de Jeff Wall « Men Waiting » (2006) donne le ton. Des ouvriers dans l’attente d’une embauche. Les espoirs de trouver un emploi ponctuent la grande avenue de Vancouver, « la ville générique » (Cf. J-F. Chevrier) avant d’être reconstitués par l’œil du photographe, devenu maître incontesté des mises en scène du réel.

Ailleurs sont exposées des collections de vues plus précises : entre 1973 et 1974, Lewis Baltz recherche, à travers les nouveaux parcs industriels californiens, les symptômes d’un « infrahumain ». Se joue alors la synthèse descriptive d’un « no man’s land », où se poursuit une « entreprise de surexposition » déjà présente au sein de l’art américain affirmant « la fermeté d’un regard » selon les mots de Bernard Lamarche-Vadel.

En vis-à-vis, la série de Chauncey Hare (Interior America, 1968-1972) présente les environnements familiers des employés de l’industrie pétrolière où il travaille en tant qu’ingénieur. Son but ? Montrer les dérives du capitalisme à travers un propos sur l’humain. Souvent compressés dans une portion de l’image, les habitants semblent évoluer au sein de lieux aux dimensions physiques et psychologiques restreintes. Dans le haut des photos, des effigies (photographies…), symboles temporels (horloge, calendrier…) religieux (croix…) affectifs (empreinte de mains…) se détachent de la décoration hétéroclite parfois habitée par un sapin de noël dégarni.

Enfin, une vitrine présente une section consacrée à « La page imprimée » témoignant de « la soif du regard » de Walker Evans. Le photographe est capable de révéler « l’aspect prosaïque du réel » selon l’expression de John T. Hill. Celui-ci perçoit dans la stratégie journalistique du photographe les preuves de son intelligence. Des images de presse présentent alors les extraits d’une série consacrée aux ouvriers de Détroit, aux passants de Chicago et New York. La sérialité, la constitution protocolaire d’une banque d’archives iconographiques ne seraient donc qu’un leurre. Et derrière le photographe de la Farm Security Administration, il faudrait voir à nouveau l’expression d’une littérature blanche de l’image.

Dans cette visée dénonciatrice, l’appareil photographique est un objet permettant de décrire les conditions de vie imposées par le régime mercantile d’une société de consommation. La clarté avec laquelle les œuvres en noir et blanc sont réparties dans l’espace forme une cohésion avec ce qu’elles révèlent.

Au sous-sol, deux espaces sont dissociés par un « White cube » central abritant une vidéo de Sharon Lockhart : Lunch Breack (2008), 83 minutes de ralenti… Le bruit croissant d’une usine occupe tout le lieu, alors qu’on regarde encore les photographies : le regard du visiteur est alors dirigé, orienté par des espaces dégagés, préservant des zones de respiration. Des arrêts de bus nous interpellent. En capturant ces non-temps où les américains semblent pris dans les béances du quotidien, Anthony Hernandez offre une vue différente des Etats-Unis au repos, où l’action est suspendue au bon vouloir des évènements. L’inertie des personnes comme des voitures, le capot ouvert, fait écho aux paysages en désolation des décharges ou des casses. Enfin devons-nous faire arme de patience après avoir vu les manifestations de l’attente de ces anonymes.

La vidéo de Sharon Lockhart paraît interminable et au bout d’une heure, nous vient à l’esprit la citation kafkaïenne reprise par Woody Allen : « L’éternité, c’est long… surtout vers la fin ». Il s’agit d’interroger la frontière entre cinéma et photographie. Prouesse technique ? Elle a été originellement tournée en 35 mm. et a été spécialement transférée en HD pour les besoins de l’exposition. Le travelling au ralenti sur la pause déjeuner des 6000 ouvriers d’un chantier naval est volontairement répétitif, déceptif. Contrairement aux ralentis efficients de Mark Lewis qui nous révèlent progressivement un détail significatif de la scène sur laquelle il zoome progressivement, ici, il n’y a pas de finalité autre que celle qui s’affirme dans la durée. Dans cette boîte noire, le spectateur est mis à l’épreuve de ces visages désabusés. Et s’il croit un instant déceler des postures de tai-chi-chuan dans les gestes gauches d’un homme, ses attentes sont finalement vaines en découvrant les interlocuteurs assis à ses côtés. On dirait qu’il n’y a rien au bout de ce tunnel où les personnes mangent et se parlent de façon machinale. Néanmoins, le ralenti a le mérite de métamorphoser en partie l’ordinaire. En face, Arianna Arcara et Luca Santese affirment une optique de la littéralité. A côté, Jeff Wall poursuit ses investigations autour des brouillages entre réel et fiction. Dans son tableau photographique intitulé Search of premises (2009), des enquêteurs paraissent rechercher des indices… La vaste échelle chronologique et le parti pris d’inventaire mis en œuvre dans cette exposition permettent de rendre justice à ces œuvres hybrides, proposant notamment une redéfinition du projet photographique.

Informations supplémentaires :

"Anonymes. L'Amérique sans nom : photographie et cinéma", LE BAL, 6 Impasse de la Défense, 75018, Paris. Métro Place de Clichy, lignes 2 et 13 Bus 54, 74, 81, arrêt Ganneron Station Velib' "Place de Clichy" Parking Rédélé - 11 rue Forest 75018



Horaires mercredi/vendredi 12H-20H samedi 11H-20H dimanche 11H-19H Jusqu'au 19.12. 2010

nocturne le jeudi jusqu’à 22H

Tarifs 4 € tarif plein 3 € tarif réduit



Légendes : -Vue de l'exposition, © Patrick Tourneboeuf



http://www.le-bal.fr

Commentaires

1. Le jeudi 4 novembre 2010, 22:42 par jmb photographe

Un superbe lieu charge d'histoire et très bien réhabilité qui offre une place de choix à l’image sous toute ses formes …

2. Le samedi 18 décembre 2010, 21:52 par Tailleur d'Images

Le propos sur le travail de Lewis Baltz et la recherche de "l'infrahumain" m'intéresse, mais Paris est bien loin...
Peut-être avez-vous un ouvrage avec de bonnes photographies consacré à ces années 73-74 à me conseiller ?