L’histoire inachevée: photographies de la guerre civile espagnole

image Parmi les différentes expositions consacrées à la photographie cet automne à Madrid, on peut autant apprécier la mise en question de son histoire, à travers le XXe siècle ou dans l’art contemporain, qu’un recours de plus en plus massif à ce médium au sein de manifestations aux ambitions diverses[1]. Cet usage de l’archive à travers sa présentation trouve un sens particulier lorsqu’elle renvoie aux événements de la guerre civile. L’exposition du Museo de América qui retrace l’histoire de la cité universitaire la présente notamment comme «le front symbolique de la bataille pour la défense de Madrid» participant ainsi de cet effet d’épuisement des sources concernant cette période. À l’occasion de son ouverture un article titrait dans la presse: "Madrid dijo: «¡No pasarán!»", reprenant le lancement de ce cri de guerre contre les troupes franquistes pour le situer dans ce même lieu[2]. Symptomatique de ce poids qui pèse encore dans la mémoire nationale, il faudrait comme pouvoir tout voir de cette guerre mais la vision qu’on en donne reste encore très orientée malgré les réajustements critiques à l’égard de certaines images.

Le centre culturel de la ville présente pour sa part plusieurs séries de photographies du catalan Agusti Centelles. Ses débuts et ses inspirations en tant que photoreporter pour la presse de l’époque, sa contribution documentaire durant la guerre civile, son internement dans un camp français puis son retour en Espagne en 1944 permettent de retracer le parcours de ce photographe. Avant de pénétrer dans la première salle, on insiste sur la destinée romanesque que ces images ont connue à travers le temps: dissimulées au moment de son passage vers la France, restées cachées pendant près de 37 ans puis libres d’être montrées. Sur la cimaise, à l’entrée, on observe même le témoignage des fils Centelles rapportant toutes les précautions et le secret qui entouraient la valise qui les contenait, insistant sur la peur de leur père de voir ces images saisies par la police. On saisit dès lors que le récit de cette dissimulation puis de cette transmission rayonne au-delà de la famille Centelles pour qu’à son image existe l’idée d’une cohésion nationale.

Ayant débuté quelques jours avant l’approbation devant le Parlement espagnol de la "loi sur la mémoire historique", ces expositions prennent une dimension toute particulière dans l’actuelle mise en valeur des photographies de la guerre civile[3]. Alors que ce texte de loi engage les responsables nationaux et locaux dans la reconnaissance des lieux de mémoire qui jalonnèrent cet épisode historique, il semble que la photographie puisse jouer un rôle de premier plan comme preuve matérielle de ces affrontements. Des morts au combat aux fusillés, il ne reste effectivement que peu d’indices concrets de ces événements tragiques et l’image s’impose comme un relais puissant dans ce processus de remémoration. À cet égard, la présentation des photographies de reportage de Centelles se charge d’une valeur exemplaire. Aux images s’ajoutent divers reportages et témoignages dont celui de David Trueba qui s’imprégna précisément de ces images, déjà "cinématographiques" selon lui, pour réaliser en 2000 Les soldats de Salamine.

L’atmosphère qui se dégage de l’exposition s’appuie sur différents moyens de mise en scène de l’histoire: enregistrements d’archives sonores, extraits de films, bruit du déclencheur accompagnant la projection de certaines images dont l’une des plus connues de Centelles représentant les miliciens en joug postés derrière des chevaux morts dont le sang noircit une rue de Barcelone. À travers ce procédé, cette photographie prend un sens nouveau. À côté de la cimaise noire où se projette l’image, se trouve la planche contact dont elle est issue et grâce à laquelle on découvre le recadrage que Centelles y a opéré. Pour mieux "resserrer" l’intensité de ce combat en acte, il a effacé la présence d’un autre soldat debout sur la gauche évitant toute ouverture du regard qui ne se fixe dès lors que sur la masse des chevaux morts et du soldat qu’elle protège. Symbole fort d’une esthétique liée au photoreportage mais finalement vision partielle de la scène dont ce même photoreportage est censé témoigner.

La comparaison de son travail avec celui de Cartier-Bresson ou de Capa n’échappe pas à la présentation de cette exposition mais l’on souligne que c’est aussi "sa" guerre puis "sa" défaite que Centelles a photographiées en tant qu’Espagnol et à travers son engagement politique. Un "photographe républicain" qui a légué ses images comme "patrimoine de l’humanité et du peuple espagnol". Les foules, la mobilisation populaire, le grand meeting d’octobre 1936 où Federica Montseny monte à la tribune, l’arrivée des brigades internationales ou encore les exercices de défense passive apprenant aux habitants à utiliser les masques à gaz, ces clichés souvent sans dates se présentent comme les éclairs d’une mémoire collective. Si l’on passe du reportage d’avant-guerre documentant les tensions sociales et l’activisme politique au cœur même des bombardements, un espace de l’exposition en particulier se présente au visiteur comme un petit sanctuaire.

Des photographies d’enfants morts dont les dépouilles s’alignent sur le sol ne sont plus présentées sur les murs mais à plat dans des caissons lumineux. Dans le mouvement du regard que cet agencement provoque, on se penche comme on se recueille et la lumière, plus faible, pèse elle aussi sur l’impression ressentie. C’est en effet à travers ces images, qui se détachent de la surface noire du caisson, que la lumière se diffuse pour "éclairer" les yeux du visiteur. À cet endroit et au-dessus de celles-ci, est présentée une autre des photographies connues de Centelles. Face à cette femme en pleurs, agenouillée devant la dépouille de son époux après le bombardement de Lérida, c’est encore le recueillement que l’on suggère et la projection d’extraits de Cataluña mártir tournée sur les lieux du drame redonne vie à ces femmes venant reconnaître les défunts. Toutefois, cette veuve de Lérida ouvre un début de réflexion sur la complexité des faits. Il pourrait en effet s’agir d’une femme confrontée à la seule barbarie fasciste, comme de nombreuses icônes de la guerre l’ont façonnée, mais les extraits d’un ouvrage donnent un autre éclairage sur la scène maintes fois reproduite depuis.

Au-dessous du propre témoignage de Centelles s’expliquant sur la posture du reporter face à «cet acte criminel» qui ne réalise qu’après coup ce que son œil derrière la caméra aura capté sans l’avoir «vu», on lit le témoignage de Josep Pernau, fils de l’homme que cette femme pleure. Les propos de Pernau insistent sur le caractère a-priori impersonnel de l’image: «Sur la photographie apparaît un homme mort, étendu au sol. C’est mon père. À côté, il y a une femme qui pleure. C’est ma mère. Malgré nous, la scène s’est convertie en une image emblématique de la guerre civile.» La poursuite du récit prend à son tour une valeur emblématique et, dénouant les fils de l’histoire, elle surprend par sa chute: «Je ne sais pas si j’en suis resté traumatisé. Ce que je sais, c’est que la mort de mon père et tout ce qui est arrivé dans la famille me firent sentir clairement l’irrationalité des guerres surtout lorsque s’affrontent des civiles. Le paradoxe veut que Gabriel Pernau Sans fût tué par les avions du camp dont il était partisan.» L’impact esthétique de cette image en avait presque neutralisé le sens mais par le récit du souvenir et son effet dans le temps, il s’agit dès lors de la comprendre dans sa vérité.

La dernière salle de cette partie de l’exposition permet de voir le laboratoire de fortune que Centelles put aménager au camp de Bram en 1939. Cette installation permet de sentir l’engagement jusqu’au bout d’un photographe qui déclarait en 1981: «Le Leica a été le personnage principal de toute mon oeuvre ». On peut aussi prendre la mesure de l’importance que ces images renfermaient dans un camp comme dans l’autre. En face, on lit la demande officielle de la part des autorités franquistes de récupérer les archives photographiques de Centelles. La lettre émise par le Service national de propagande, datée de mars 1939, est signée par le chef de la Section de photographie: José Compte. Lorsque Centelles illustrait les pages des revues républicaines, ce dernier officiait pour Vertice, la revue officielle de la Phalange. Engagés tous deux dans la propagande durant la guerre, ces deux photographes s’opposèrent dans des camps adverses et cette lettre de Compte mit un point final à l’engagement de Centelles. La deuxième partie de l’exposition retrace en effet le parcours de celui-ci après 1944 officiant comme photographe publicitaire. Les leçons formelles tirées d’avant-guerre restent décelables dans sa pratique mais on en perçoit aussi le caractère limité dans son expression.

  • De Moncloa a Puerta de Hierro. Hacia una exposición permanente de la Ciudad Universitaria, Museo de America, Madrid, du 3/10/2007 au 6/01/2008.
  • Centelles: Las vidas de un fotógrafo (1909-1985), Centro Conde Duque, Madrid, du 16/10/07 au 6/01/08.

Notes

[1] Je me permets de renvoyer à l’article "Rhétorique photographique et images décisives" actuellement en ligne sur le site arip-photo.org.

[2] Publico, 8 novembre 2007, p 46.

[3] Voir "Les victimes du franquisme reconnues officiellement", Le Monde, 2 novembre 2007, p. 8.

Commentaires

1. Le jeudi 29 novembre 2007, 19:10 par Alain RIO

Bonjour,

Je suis en train d'écrire une chronique pour le magazine www.photophiles.com sur l'histoire de la photographie de guerre depuis 1936... Pourriez-vous m'indiquer des liens ou des personnes à contacter et qui pourraient m'aider dans les recherches que je suis en train de faire?

Merci à vous,