Un entretien avec Regina Virserius

image En prolongement de la présentation du mois de février dans la Vitrine, nous recevions mercredi dernier, 1er février, Regina Virserius pour un "Entretien public" à l'auditorium de la Maison européenne de la photographie. L'occasion pour nous de poursuivre cet échange dans les colonnes de ViteVu.

Regina Virserius est née en 1969 à Helsingborg en Suède. Elle vit et travaille à Paris. Après avoir suivi une formation universitaire d’histoire de l’art, de cinéma et de théâtre à Lund, elle a ensuite été diplômée de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. En 2000, elle est lauréate de l’Académie de France à Rome (villa Médicis) où elle commence à employer régulièrement la photographie. Son travail est marqué par les rapports entre le plan et le volume, l’écoulement du temps et le temps suspendu, entre construction intellectuelle et sensualité de l’objet photographique.

— Il semble avant tout que vous utilisiez le médium photographique d'une manière que l'on pourrait qualifier d'"expérimentale", où chaque image dans l'expérience correspond à la formalisation d'une construction mentale élaborée au fur et à mesure du travail. Vous n’avez pas véritablement fait d’études de photographie. Quel a été votre parcours avant que vous n’en arriviez à utiliser majoritairement la photographie ?
— J’ai commencé par faire des études de cinéma et de théâtre à la faculté de Lund en Suède, mais c’est véritablement avec le théâtre que débute un parcours qui mène jusqu’à mon travail d'aujourd’hui : la relation que je découvre alors entre le texte, le comédien et l’espace de la scène est une expérience dense qui passe par l’expérience du corps qui me mènera droit à la sculpture et à la peinture. Dans la dramaturgie, j’étais attirée par cette dialectique entre le corps et l'intellect dans le récit mis en scène.

image Attenant, # 1, 2001-2002.

— Vous avez ensuite entamé des études d’histoire de l’art…
— Avec le théâtre c’était la question de l’expérience scénique du texte ; l’histoire de l’art m’a permis de découvrir l’expérimentation de la performance, la traduction du texte en image, la synthèse du texte par l’image. J’ai notamment été très frappée par la découverte de la collaboration entre Gordon Craig et Stanislavski pour la mise en scène de Hamlet en 1912 au Théâtre artistique de Moscou : autour d’une simplification du décor se développait un travail sur le mouvement espace–corps privilégiant le texte au travers des protagonistes.

— Dans quel état d'esprit entrez-vous à l’École des beaux-arts de Paris en 1992 ?
— J’étais alors très intéressée par la sculpture, par le fait de traduire une image en trois dimensions pour pouvoir y entrer véritablement. Mes sculptures tendent alors vers des objets du quotidien, qui flirtent avec le design, comme un escalier, un tabouret, un brancard, un confessionnal… tous ces objets qui «portent le corps». Je m’intéressais au détournement des objets et à l’instabilité qui se produit lorsque le corps y pénètre. Je travaillais dans l’atelier du sculpteur anglais Tony Brown, à l’époque très ouvert aux expérimentations et je regardais beaucoup le travail de minimalistes américains, Robert Smithson, Robert Morris pour la sculpture, Ad Reinhart, Barnett Newman pour la peinture, mais aussi l’Arte Povera — Gilberto Zorio, Pino Pascali — toujours dans l’idée de l’œuvre comme une expérience avec ces allers-retours entre sculpture, image et territoire. Arrivant de Suède, j’étais très assoiffée de nouvelles références, j’avais envie de rentrer dans une autre langue pour me faire d’autres réseaux mentaux par la littérature et la philosophie.

image Le Confessionnal, installation, 2001.

— C’est donc en travaillant en sculpture sur les rapports entre espace, volume et corps que vous commencez à vous intéresser à la photographie comme médium d’expression ?
— La rencontre avec l’activité photographique se nourrit pendant mes études aux Beaux-Arts où je réfléchis et réalise des œuvres en alternance entre objet-sculpture et photographie. J’ai réalisé une première série en noir et blanc sur des corps en immersion, des corps sans poids photographiés sous l’eau en apnée. C’était un exercice très compliqué, plein de contraintes et qui m’obligeait à me mettre dans les mêmes conditions que celles du modèle lui-même. Simultanément, j’ai réalisé une série photographique sur Ingvar Karlsson, le Premier ministre suédois, dans laquelle je me suis focalisée sur la coordination entre le geste et la parole politique durant les discours, cette attitude du corps, le rythme de la parole, le pupitre qui apparaît comme une chaire, cette alternance d’attaque et de protection. Ce qui m’a conduite à avoir envie de sortir de l’atelier pour aller photographier au-dehors les implications de la pensée des gens du pouvoir qui structurent notre environnement ; ce que j’ai fait en Angleterre, dans les villes minières du Nord. Ça a été une vraie expérimentation que de sortir de l’atelier, d’aller à la rencontre des gens tout en donnant une lecture du territoire urbain. Une expérience que j’ai poursuivie à Stuttgart, à l’académie Schloss Solitude en travaillant avec des architectes et des urbanistes, en réalisant des portraits d’émigrés italiens dans des quartiers en voie de restructuration.

— Quelle est alors votre appréhension de l’outil photographique ?
— Les questions plastiques étant ici réduites au minimum, à des histoires de cadrages ou de matières, dans l’ensemble cela était assez frustrant, et je découvrais que ce style de photographie de reportage n’étais pas ce que je cherchais. Mais je réalisais, d’une part, que l’outil photographique en lui-même m’intéressait d’autant plus comme médium entre le réel et l’imaginaire, comme déplacement et fragmentation d’une réflexion sur l’activité de l’observateur. Et, d’autre part, que la photographie était capable de manier la réflexion : c'est un excellent moyen pour réfléchir dans le sens où il y a une alternance entre le dedans et le dehors que cela se fait par un cheminement intellectuel, l’analogie entre la pensée et la chose vue, ou l’outillage photographique et la mise en place du dispositif voulu. La frontalité de l’espace pictural dans la photographie et ce rapport au temps et la rupture d’échelle m’intéressent particulièrement. Soit tout ce temps et ces étapes dans un processus lent pour arriver à une opacité où le sujet photographié est nourri par les couches successives de la pellicule, déplacé de son contexte initial pour prendre une nouvelle forme en deux dimensions dans la photographie.

image États de fèves , 2000.

— Quelles relations entretiennent alors sculpture et photographie dans le travail ?
— La sculpture est un moyen pour moi de réfléchir naturellement. La construction d’un objet matériel en trois dimensions fonctionne pour moi comme une hypothèse de travail qui instruit la quête d’images ou "d’imag(e)inaire", pour employer ce terme dont je me suis servie pour la série sur les bibliothèques. La photographie, plus abstraite, met à plat les idées que lui suggèrent mes observations. C’est tout d’abord une construction mentale où je rassemble tous les paramètres et données qui m’intéressent pour révéler le sujet : des esquisses, la lecture, le repérage de lieux, de personnages ou d'objets. La contrainte est de passer en deux dimensions. L’image est plus contraignante, plus lourde dans le sens où je travaille les sujets comme une sorte de matière extensible, condensée autour du volume, de la matière, de la lumière, de la texture. Une fois condensé dans l’opacité de l'image, ce sujet sera propulsé dans des nouveaux espaces à la rencontre du regardeur.

image Paysages d’enfance, # 6, 2003.

— On le voit, il semble que jamais vous n’affrontiez la photographie de manière directe, dans le sens où elle est d’abord pour vous un moyen de concrétiser l'appréhension d'une idée. Concrètement, quelles sont alors les photographies que vous réalisez ?
— Depuis mon séjour à Rome à la villa Médicis, il y a un changement de direction dans ma manière d'appréhender la photographie. D'une part, il y a le tableau photographique avec un accent mis sur le dispositif et le jeu sur les ruptures d’échelle. Avec la série Attenant, qui comprend essentiellement des portraits en grand format, je m’attache particulièrement à l’idée, à la forme du tableau photographique pour lequel je m’inspire d’une picturalité venant du baroque. Le modèle, la figure que je choisis de mettre en scène pour la prise de vue se prête intégralement à cette recherche de dépouillement. Les prises de vue sont longues et je travaille uniquement avec la lumière du jour. Je recherche la suspension du temps, une sorte d’intemporalité où le modèle s’échappe de lui-même et devient un motif pictural.
D'autre part, le travail sur les bibliothèques que j'ai débuté à Rome et poursuivi à Paris est en quelque sorte un déplacement de mon intérêt pour l’architecture mais d’une manière plus métaphorique. Il y a d’abord la distorsion spatiale qui s’opère par le contraste entre la forme simple du lieu et la complexité de la stratification, le dépôt des livres. Mon regard s’oriente vers cette distorsion de l’espace et la perte d’échelle, et je me pose la question de la bibliothèque comme architecture mentale, un espace de classement, de répertoire, d’inventaire. Cela évoque le dédale du classement infini, un labyrinthe de l’accumulation du savoir. En tant que tel, c’est un lieu de rêve, de fantasmagorie et de songe. L’imaginaire s’y déploie sur des plans multiples.

image Allégorie, # 1, 2002-2003.

— Une chose est frappante lorsque que l’on observe les portraits que vous réalisez alors à Rome : c’est l’étonnante concentration de ces images sur les premiers plans qui se détachent sur des fonds marqués par l’absence de perspective. Quelles sont vos références lorsque vous réalisez ces grands portraits à l’apparence très "classique" ?
— Étant à Rome, je suis évidemment très influencée par la peinture que je peux voir dans les églises et les musées : le Caravage, Raphaël, Giotto, le Tintoret… C’est évidemment un effet de situation qui caractérise une sorte de doux réalisme, photographiquement parlant très pictural. J’étais traversée par la découverte de ces images comme par les accrochages que j’ai pu observer et savourer dans les palais romains. Cet empilage dans l’architecture des sujets traités accumulés dans le temps m'a beaucoup marquée.

image Attenant, # 17, 200-2002.

— Aujourd’hui, il semble que vous soyez plus intéressée par l’objet lui-même, le corps lui-même, sa matière, sa plasticité, une préoccupation que l'on retrouve jusque dans la forme de présentation de ces images.
— Il y a dans la nouvelle série d’images que je suis en train d’élaborer, une tentative d’explorer le corps en image par sa présence matérielle. À la fois dans le sujet lui-même, mais aussi dans la recherche sur le rendu de l'image elle-même. Ce sont des tirages dans lesquels l’image, très mate, est absorbée dans le papier par des passages successifs d’encre et non par l’imprégnation de la lumière sur une surface de gélatine argentique. Cette série intitulée Inflexion est une recherche photographique autour de la matière et de la texture à travers des fragments du corps et ses plis d’un côté, la texture, la matière extensible, et des formes imbriquées, empilées par l’architecture de l’autre côté. À la fois le plus intime et le plus commun, le corps est pour moi un sujet et une matière, extensible et récurrente dans mon travail photographique. Cette série est une tentative de tisser ces trois notions (pli, fragment, forme) par profusion et confusion, pour parler de la langueur qui s’installe dans l’attente et le désir de l’amour et l’inscrire dans une temporalité liée au corps et à ce qui l’entoure.

image Inflexion, # 3, 2005.

Propos recueillis par Paul-Louis Roubert

Commentaires

1. Le vendredi 3 février 2006, 12:32 par Regina

Salut, Paul-Louis,
C’est bien qu’avec le texte, on peut voir des extraits d’images des séries.
La première, c’est une idée avec l’image (Inflexion) qui surgit du bain de révélateur?
Merci pour l’invitation, malgré qu’on a été un peu lent, ça m’a fait plaisir que nous avons parlé au public.
À très vite, je vous embrasse, l’ensemble de l’équipe.
Regina
PS. C'est superbe que vous avez fait le lien avec mon site.