De quoi parle-t-on lorsqu’il est question de la “valeur” des photographies ? À la manière de l'anthropologue David Graeber1, il faudrait pouvoir faire une différence entre la valeur de la photographie comme relative aux « mécanismes économiques de prix » (p. 131) dans lesquels Marx voulait voir l’originalité du capitalisme comme « unique système dans lequel il est possible d’acheter et de vendre le travail » (p. 97), et « les valeurs » comme « conceptions du souhaitable » (p. 131) et qui varient suivant les contextes d’usages et d’échange des photographies. Comme le soulignait Graeber dans sa théorie anthropologique de la valeur, « dans les analyses des processus d’attributions de valeur (et ce, que l’on s’intéresse à des objets d'échange ou à la richesse en général), il est presque invariablement question de visibilité et d’invisibilité » (p. 151). Cette oscillation entre visibilité et invisibilité de la valeur, entre valeur objectivable et valeur symbolique, rend la question de l’analyse de la valeur des photographies d’autant plus complexe que celle-ci est fixée par des usages économiques, sociaux et culturels extrêmement diversifiés. Cela implique en effet de s’intéresser aux fluctuations de ces valorisations dans le temps et dans l’espace, mais aussi d’approfondir avant tout un point peut-être insuffisamment abordé dans l’histoire de la photographie, celui du prix et du coût des photographies – une histoire fondamentalement économique des photographies, et pas simplement du marché des images déjà produites mais celle de l’évaluation des productions photographiques. En d’autres termes, dans quelles conditions est considérée et valorisée la photographie comme marchandise au sens de Marx, et comment, en tant que biens culturels, les photographies sont valorisées ? Quelle sorte de marchandise est la photographie et quel est son écosystème de valorisation ?
Pour une histoire longue des prix de production et de consommation des photographies
Si la valeur de la photographie semble commander une grande partie de sa prime histoire c’est aussi parce que, dès son origine, cette question traverse les deux horizons de son accessibilité : accessibilité comme pratique et accessibilité comme objet de consommation, tous deux conditionnés par sa possible industrialisation2. Dès son invention, la valeur de la photographie, pourtant vue comme une image pauvre et sans qualité, est directement fonction du coût du matériel et des matières premières nécessaires à sa production. Donc, en premier lieu, s’il semble évident de pouvoir tracer une ligne de démarcation à la fin du xixe siècle entre une pratique d’élite, ou en tout cas experte, de la photographie, et une pratique populaire dont l’emblème reste l’introduction du Kodak n°1 en 1888, que savons-nous réellement des conditions d’accessibilité de la photographie dans sa phase artisanale, puis de l’influence des procédés aux émulsions sèches sur son accessibilité économique ? Avant même d’être une machine à produire des images dont le coût comme la qualité sont destinés à baisser alors que leur diffusion s’étend, la photographie est d’abord un marché des appareils et des matières premières nécessaires à sa pratique, d’abord réservée aux ateliers mais également à une clientèle souvent décrite comme appartenant à la classe des loisirs. Ainsi, la possibilité relative donnée à chacun et chacune de produire ses propres photographies grâce aux émulsions sèches modifie profondément une économie de la photographie qui se déporte des ateliers vers la production en série d’un matériel standardisé et normalisé parfois distribué par ces mêmes ateliers. Mais à quel prix ? Et lorsqu’on évoque l’accessibilité de la photographie aux amateurs, de quels amateurs parle-t-on ? Que sait-on du prix du matériel photographique à tel moment de l’histoire et de l’influence de la concurrence à la fois sur une rationalisation du marché et son expansion ? Que sait-on du marché du matériel lui-même, du coût des fournitures, des plaques, des châssis, puis des pellicules, mais aussi de ce qui entoure les photographies : les albums, les boîtes, les cadres, les coffres ? Et comment ces questions de coût influent sur la mise en accessibilité d’une pratique d’abord de classe, puis populaire de la photographie, qu’il reste à évaluer face à son coût réel. Entre distinction et consommation de masse, comment ces questions orientent et dirigent les pratiques ? En d’autres termes, et pour reprendre une évaluation souvent utilisée dans l’histoire de l’expansion de la bicyclette au tournant des XIXe et XXe siècles, à partir de quand et à quelles conditions les appareils photographiques seront-ils accessibles aux ouvriers travaillant dans les usines d’appareils photographiques et autres consommables ?
Fluctuation des valeurs
Parallèlement à la question de l’accessibilité du matériel, de l’histoire de sa production, de sa commercialisation et de sa valeur, la question d’un marché pour la/les photographies est elle d’emblée une des problématiques essentielles de son implantation par la constitution d’un secteur de production pour les images, notamment par le portrait3. Le commerce des images photographiques qui se vendent dès 1839, est une économie complexe et multifactorielle qui au prix des photographies fait correspondre à la fois l’usage des matières premières et du matériel, mais également la valorisation d’un travail, celui du photographe lui-même dont l’évaluation a pu profiter de la surévaluation du profil artiste dès la fin du siècle. Dans le même temps, bien avant même la production en série propre à l’industrialisation, la standardisation du portrait par des firmes organisées en autant de manufactures, permettait de donner accès aux images pour quelques francs. Pourtant, et les procès en contrefaçon qui se développent dans les années 1860 le démontrent aisément4, la valorisation des images photographiques dépend également de la valeur accordée aux modèles représentés. Ainsi, le développement d’un marché pour les images photographiques transformées malgré elles en « choses banales5 », c’est-à-dire en objet de consommation, profite d’une valorisation à la fois matérielle et symbolique qu’il reste à évaluer face aux réalités fluctuantes d’une économie qui se fond radicalement dans le capitalisme sous le Second Empire.
Marché de la photographie et valeur patrimoniale
Face à ces conditions de valorisation objective, se développe, en particulier au sein d’opérations institutionnelles comme les expositions de la Société française de photographie au XIXe siècle, une mise en valeur différenciée des photographies entre elles. Dans ce contexte, entre photographes et sociétaires de la SFP, dès les années 1850, naît un premier marché du tirage photographique, sur lequel on sait peu de choses et qui fait également émerger son corollaire : le collectionneur de photographies. C’est ce dernier qui, entre le contemporain et le patrimonial, entre les fluctuations relatives de la rareté, de la beauté et de la renommée, donne à la photographie, mais aussi au matériel photographique, une valeur dont les variations constituent une première histoire du marché de la photographie. Mais c’est dans l’entre-deux guerres, autour de nouveaux collectionneurs, avec l'explosion des expositions de photographies historiques et modernes, avec les ventes de fonds d’ateliers de photographes à photographes, ou d’entreprises à entreprises, ou encore de photographes à institutions et la multiplication des transactions liées à la photographie que s'échafaudent les valeurs, notamment patrimoniales, de la photographie : à quel(s) prix s’achètent les images ou le matériel photographique ancien ? Quelle(s) valeur(s) leur sont attribuées et sur quels critères ? Peut-on constater un changement fondamental de la valeur des photographies à partir du moment où celles-ci s'exposent ou qu’elles apparaissent dans les histoires de la photographie imprimées ? De ces réévaluations et changements de valeur(s) de la photographie que savons-nous, depuis la constitution de ce marché jusqu’à la révolution du marché des tirages photographiques s’établissant depuis les années 19706 ?
Ce numéro de Photographica souhaite ainsi interroger une histoire de la valeur et du prix des photographies sur un temps long comme un chapitre d’une histoire matérialiste et matérielle de la photographie par sa consommation en tant qu’image et pratique, en France comme sur l’ensemble de ses territoires d’expansion. On souhaite pouvoir interroger les sources et les méthodes d’une histoire de l’établissement et des fluctuations de la valeur et des valeurs de la photographie, entre consommateurs et producteurs. Mais aussi, quand la photographie prend valeur d’ancienneté, l’établissement de sa valeur historique et/ou sa transformation par l’écriture érudite, la valorisation des collections anciennes, comme sa mise à disposition pour les besoins de l’édition. On ne manquera pas de s’interroger sur les sources qui permettent de toucher à cette histoire (archives notariées, catalogues de vente de matériel, publicités et annonces, contrats d’assurance, etc.).
Calendrier
Date limite d’envoi des articles : 22 mai 2023
Date de réponse du comité : fin juin 2023
Parution de la revue Photographica (n°8) : printemps 2024
Articles
Call for papers
Photographica #8 (spring 2024)
On the value(s) of photographs: production, mechanisms, sources.
Deadline to submit articles: May 22, 2023
What is at stake when we talk about the value(s) of photographs? Following after anthropologist David Graeber, it would be sound to differentiate between the value of photographs as relative to the "economic price-mechanisms" (p. 78), which for Marx was original of capitalism, as "the only system in which labor – a human being’s capacity to transform the world, their powers of physical and mental creativity – can itself be bought and sold" (p. 55), and "values" as “conceptions of the desirable" (p. 78), which may vary according to the contexts of uses and exchange of photographs. As Graeber pointed out in his anthropological theory of value1, "Whenever one examines the processes by which the value of objects is established (and this is true whether one is dealing with objects of exchange or wealth more generally), issues of visibility and invisibility almost invariably seem to crop up” (p. 92). This oscillation between visibility and invisibility of valuation, between objectifiable value and symbolic values, further complexifies the analysis of photographs’ value, since such value is set by extremely diversified economic, social, and cultural uses. To conduct such an analysis seriously, then, implies not only paying attention to the fluctuations of these valuation processes, but also engaging with an issue perhaps insufficiently addressed by the history of photography: that of the price and cost of photographs—a fundamentally economic history of photographs, and not simply of the market for already produced-images, but of the valuation of photographic production. In other words, under what conditions is photography considered and valued as a commodity in Marx's sense, and how, as cultural goods, are photographs valued? What kind of commodity is photography and what is its ecosystem of valorization?
Towards a Long History of Prices of Production and Consumption of Photographs
If the value granted to photography seems to command a large part of its early history, it is also because, from its origins, this question encompassed the two ends of its accessibility: its accessibility as a practice and its accessibility as an object of consumption, both conditioned by its possible industrialization2.Since its invention, the value of photography, though seen as a poor and low-quality image, has been directly related to the cost of the equipment and raw materials necessary to its production. So while the distinction drawn between late 19th century elite, or at least expert, practices of photography, and later popular practices introduced by the launch of the Kodak n°1 in 1888, remains valid, what is known, really, about the conditions of photographic accessibility in its artisanal phase, and about the influence of the dry emulsion processes on its economic accessibility? Even before becoming a large-scale enterprise producing images at decreasing costs (and quality) as its dissemination grew wider, photography arose first and foremost from a market for cameras and raw materials necessary to practice it, initially limited to studios, but also accessible to a clientele often deemed upper-class. Thus, dry emulsion, by granting (relative) possibility to everyone to produce their own photographs, deeply modified the photographic economy moving from studios to mass produced, standardized, and normalized material, sometimes distributed by the said photographic studios themselves. But at what price? And when referring to the “accessibility” of photography for amateurs, who are these amateurs? What do we know about the price of photographic equipment at given moments in history, and about the influence of competition on both the rationalization of the market and its expansion? What do we know about the market for the material itself, the cost of supplies, plates, frames, then film, but also the display and presentation modes of photographs: albums, boxes, frames, cases? And how have these questions of cost weighed in on the accessibility of a practice of photography first reserved to an elite, then popular? From distinction to mass consumption, how have these matters oriented and directed practices? In other words–and to use up an observation often raised by historians of the expansion of bicycles at the turn of the 19th and 20th centuries–, since when and under what conditions have cameras become accessible to workers in camera factories?
Fluctuating Values
Besides the accessibility of the material, the history of its production, its marketing and its value(s), the constitution of a market for photographs has been, from the onset, key to its development, through the establishment of a sector of production for these images, notably for portraits.3 The trade in photographic images, sold from 1839 onwards, developed into a complex and multifactorial economy which, in addition to the price of photographs, also depended on the price and uses of raw materials and equipment, as well as on the valuation of a given work, increasingly based on the (over)valuation of an artist's profile, as it was the case with many photographers at the end of the 19th century. At the same time, long before the industrialized mass production of photographs, firms oversaw the standardization of portrait-making, rendering them accessible for a few francs. However, as the forgery lawsuits of the 1860s easily demonstrate,4 the value of photographic images also fluctuated depending on the “value” ascribed to its subjects. Thus, the development of a market for photographic images, increasingly becoming "mundane goods,"5 i.e., objects of consumption, derived from both material and symbolic valuations that should be evaluated in the context of a fluctuating economy that radically merged with capitalism under the Second Empire.
Photography market and heritage value
Parallel to these objective valorization operations, other efforts in valorizing photographs took place, particularly within institutions and through institutional events, such as the Société Française de Photographie’s (the SFP, French society of photography) recurring exhibitions in the 19th century. The first French market for photography emerged in this context, from the joint action of photographers and members of the SFP, from the 1850s onwards. Little is known of this early history, as well as of the subsequent emergence of photographic collectors. The latters nevertheless did, by navigating contemporary and patrimonial dimensions of photography, and the relative fluctuations of rarity, beauty and fame, weighed heavily on photography’s, but also photographic material’s value, in a first iteration of the photographic market. But it is in the interwar period, around new collectors figures, and with the boom of exhibitions displaying historical and modern photographs; the sale of studio collections from photographers to photographers, or from companies to companies, or from photographers to institutions; and the general multiplication of transactions related to photography, that its value, notably patrimonial, was established: what have been the asking price(s) for vintage images or photographic material? What value has been attributed to them by professionals, and in turn by the public? Is there a fundamental shift in the value ascribed to photographs from the moment they are exhibited or appear in book histories of photography? What do we know of these re-evaluations of the value of photography, from the constitution of such a market to the revolution of the market for photographic prints from the 1970s onward?6
This upcoming issue of Photographica wishes to interrogate and broaden the history of photographic value(s) and prices over a long timeframe, proposing to consider it a chapter in a materialist and material history of photography, through its consumption as image and practice, in France as well as all the territories where it expanded. We welcome contributions that question the sources and methods for a history of the value granted to values photography (in a broad sense, including but not limited to notarial archives, equipment sales catalogs, advertisements and announcements, insurance contracts, etc.), or that trace its developments and/or fluctuations, from consumers to producers. We will similarly be interested in contributions focusing on cases when photographs are imbued with historical value, presenting under what circumstances and through which operations, such as scholarly writing, the valorization of old collections, as well as reproduction for publishing purposes.
Calendar
Deadline to submit articles: May 22, 2023
Committee response date: June 30, 2023
Publication date of Photographica (# 8): Spring 2024
Articles
Société française de photographie
58, rue de Richelieu
75002 Paris