Inventaire d’un fonds de négatifs sur plaque de verre, attribués à Albert Le Play

Albert E. LE PLAY, [Dr Albert Le Play - Autoportrait (?)], après 1917, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

        Cet article rend compte de l’inventaire de treize boîtes de négatifs sur plaque de verre du domaine de Ligoure, en Haute-Vienne, attribuées à Albert Le Play. La présence de ce fonds, dans les collections de la SFP, sans que sa provenance ne soit connue, soulève déjà quelques questions en amont de son inventaire.

De multiples inconnues

        Premièrement, l’identité véritable de l’auteur de ces photographies n’est pas certaine. S’il s’agit bien d’Albert Le Play, comme l’indiquent les inscriptions à l’encre sur les différentes boîtes, il reste encore à déterminer lequel. En effet, il existe des informations contradictoires sur ce photographe, dont on connaît un récit illustré de photographies, paru en 1908 sous le titre Notes et croquis d’Orient et d’Extrême-Orient. La base de données de la Bibliothèque nationale de France attribue cet ouvrage à Albert Camille Émile Le Play, docteur en médecine, biologiste et lauréat de la Société de Géographie, né à Vigen en 1875 et mort à Paris en 1964. Une autre série de photographies d'Albert Camille Émile Le Play consacrées Première Guerre mondiale1, est d'ailleurs conservée au Musée de l'Armée à Paris.

On recense cependant un autre Albert Le Play, également docteur en médecine, agronome et sénateur de 1892 à 1900, né à Graville-Sainte-Honorine en 1842 et mort à Paris en 1937. Ce dernier est le fils de Frédéric Le Play, économiste et ingénieur français décédé en 1882, à qui appartenait le Château de Ligoure qui apparaît sur les négatifs et dont la mention est reportée sur plusieurs des boîtes concernées.

L’inventaire des auteurs de la SFP atteste enfin l'existence d’un troisième Albert Le Play, dont les dates de naissance et de mort, 1899-1940, sont probablement erronées. Celles-ci proviennent d’une note de source sur Wikipédia sur le sénateur Albert Le Play, et reprennent les dates extrêmes du Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), sous la direction de Jean Jolly, PUF, 1960.

       Ensuite, la date exacte des photographies n’est, elle non-plus, pas connue. La date de parution de l’ouvrage de Le Play laisse toutefois suggérer une datation au tournant des XIXe et XXe siècles. Cette intuition est confirmée par les boîtes elles-mêmes, recouvertes de la fameuse « étiquette bleue » des plaques au gélatino-bromure d’argent que les frères Lumière commercialisent à partir de 1882.

Une des boites du lot "Ligoure", fonds Albert E. Le Play,  fr_SFP_1827_BP_0013

Reproduction numérisée d'une des boites du fonds. L'écriture manuscrite "Ligoure - Réserve" nous indique sa provenance.

 

        La SFP est également en possession d’un inventaire manuscrit de la main d’Albert Émile Le Play. Une carte de visite à son nom est collée en deuxième de couverture.

Carte de visite collée sur la deuxième de couverture du carnet manuscrit d'Albert E. Le Play, frSFP_1827im_DA

"Docteur Albert E. Le Play,  22 rue de Montpensier (1er)
Ancien chef de clinique et chef de laboratoire
à la Faculté de Médecine
Ancien interne des hôpitaux de Paris
Docteur es Sciences - Lauréat d'Institut

Tél. Ric. 34-36"

 

        Ce photographe, qui n’apparaît pas dans le Bulletin et dont on ignore s’il fut membre de la SFP, est l’auteur plus d’une centaine de plaques stéréo-négatives déposées dans ses collections. Au-delà de rendre compte des nombreuses photographies prises lors des voyages de Le Play autour du monde, du Soudan Égyptien à la Chine, en passant par les États-Unis, et qui sont reproduites dans Notes et croquis d’Orient et d’Extrême-Orient, cet inventaire atteste de photographies d’un Château à Ligoure, en Haute-Vienne, arguant pour l’attribution de ce fonds à Albert E. Le Play.

Cet inventaire manuscrit fut très utile lors de l’inventaire de ce fonds, car il permit de dater l’une des photographies reproduites ci-dessous, de l’année 1908.

L’acte de décès d’Albert Camille Émile Le Play, numérisé sur le site de la mairie du premier arrondissement de Paris et reproduit dans cet article, atteste que ce dernier est bien le fils de Jean Albert Le Play et donc le petit fils de Frédéric Le Play, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie et propriétaire du domaine de Ligoure depuis 1856. Cela permet donc également de lier Albert Émile Camille Le Play au château de Ligoure.

Capture d'écran de l'acte de décès d'Emile Camille Albert Le Play, numérisé sur le site des archives de la ville de Paris, http://archives.paris.fr, consulté le 17 décembre 2021

La filiation est donc établie. Par ailleurs, les photographies du fonds ont, pour certaines, un caractère relativement intime, ce qui soutient la thèse d’une série de photographies d’un fils effectuée au sein de sa famille. L’attribution par la BnF de l’ouvrage Notes et croquis d’Orient et d’Extrême-Orient à Albert E. le Play et la carte de visite collée dans l’inventaire manuscrit, également au nom d’Albert E. le Play, poussent donc à attribuer ce fonds de négatifs sur plaque de verre à Albert Camille Émile Le Play, né en 1875 et mort en 1964.

Voici donc les connaissances préalables à l’inventaire.

Le domaine de Ligoure

        En procédant à l’ouverture des dix-huit boîtes initialement réunies, et le classement de toutes les plaques de verre qu’elles contiennent, il est possible d’organiser le fonds en plusieurs thématiques. En tout, douze boites contenant centre quatre-vingt-dix-neuf négatifs ont été rassemblées dans un lot « Ligoure », une a été ajoutée au lot « Orient et extrême Orient » et les cinq restantes ont été mises de côté. Contrairement aux précédentes, les photographies qu’elles contenaient ne pouvaient pas être clairement attribuées à Albert Le Play. Ces dernières présentaient, entre autres, une série de nus féminins, des vues urbaines d’Italie ou encore une série de photographies de forêts. Il semble qu'elles ont été rapprochées de celles de Le Play, avec lesquelles elles partagent la même marque industrielle, au fil des organisations successives des collections de boîtes de plaques anonymes de la SFP.

Les douze boîtes du lot « Ligoure » ont été classées en cinq séries, « Château, fêtes et animaux », « Vues du Château et Automobiles », « Vues du parc/domaine », « Portait, animaux » et, enfin, « Portrait, Paysage ». Les négatifs, sur plaque sèche au gélatino-bromure d’argent, de la marque A. Lumière & ses fils, sont tous au format 13 x 18 cm, à l’exception de sept plaques au format 9 x 12 cm.  Une sélection de certains négatifs, numérisés et reproduits en positif, accompagne cet article et donne une bonne impression, selon moi, de l’ensemble des négatifs du lot. Ces derniers laissent apercevoir ce que le train de vie au château de Ligoure pouvait être au début du siècle, entre portrait excentrique, photographie de famille bourgeoise et fête populaire.  Certaines des photographies reproduites me permettront également d’apporter quelques éléments de réponse quant à l’identité mystérieuse du photographe.

 

Quelques images du fonds

 

Albert E. LE PLAY, [Portrait orientaliste], ca. 1908-1920, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Est-ce un portrait d’Albert E. Le Play ou l’un de ses frères ou amis ? En tous cas, le turban, le tapis, les mocassins et le thé attestent de la vogue orientaliste de l'époque.



Albert E. LE PLAY, Dr Albert Le Play, après 1917, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Capture d'écran de l'attestation de rang d'Officer de la légion d'honneur, numérisé sur le site des archives nationales, https://www.leonore.archives-nationales.culture.gouv.fr/ui/, consulté le 17 décembre 2021 

Serait-ce le docteur Albert Camille Émile Le Play, avec une médaille de la Légion d’Honneur accrochée au buste ? Le document reproduit en dessous de la photographie du docteur Le Play, qui provient du site des Archives nationales, atteste du rang d’officier de la Légion d’honneur du docteur Le Play. Il a été nommé Chevalier en 1917 puis Officier en 1926. Une inscription manuscrite au-dessus de la photographie, à peine visible sur le positif, « Dr Albert Le Play », nous indique également la possible identité de l’homme représenté. Il s’agirait donc du docteur Albert Camille Émile Le Play, officier de Légion d’honneur, né en 1875 et auteur des photographies du fonds, ici cependant photographié dans ce qui pourrait être un studio professionnel.2

Le docteur serait donc âgé, au moment de cette photographie, soit d’au moins 43 ans, si la décoration à sa boutonnière est celle de chevalier, soit d’au moins de 51 ans, s’il s’agit de celle d’officier. À l’œil, je pencherais plus pour la première hypothèse.

Cette photographie nous fournit ainsi une précision supplémentaire quant à la datation du fond.

Albert E. LE PLAY, [Photographie de famille], ca. 1908-1920, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Cet ensemble s’inscrit dans l’iconographie de la photographie amateur du début de siècle, comme l’illustre une possible photographie de la famille Le Play. L’homme à la fourrure et au parapluie donne toutefois une certaine touche ironique à cet instant très traditionnel.

Albert E. LE PLAY, Auto (1908) - (Renault), 1908, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Carnet manuscrit d'Albert E. Le Play, frSFP_1827im_DA

J’ai pu retrouver une ligne, numérotée 2.037, reproduite en dessous de la photographie, dans l’inventaire de manuscrit de Le Play qui correspond à ce négatif. Cela permet ainsi une datation exacte, chose rare et donc précieuse dans ce lot. L’inventaire de Le Play date cette photographie de 1908. Il est probable que les autres photographies de cette série sur les automobiles aient été prises au même moment.

Le cadrage assure l’affirmation du statut social bourgeois du couple. Si cela n’est pas assez clair avec l’automobile, le château au second-plan le rappelle sans faute.

 

Albert E. LE PLAY, [fête populaire], ca. 1908-1920, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Le fonds est également composé de photographies de fêtes populaire, qui laissent apercevoir les jeux auxquels se livrait la population lors de ces fêtes. L’aspect « instantané » de ces photographies est assez intéressant car cela contraste assez fortement avec le reste du fonds. Il serait également intéressant de se demander comment Le Play est parvenu à prendre une photographie sous cet angle. Est-il perché sur une plateforme ? L’appareil est-il fixé sur un autre poteau ?

 

Albert E. LE PLAY, [fête populaire], ca. 1908-1920, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Ici, une autre vue d’un jeu lors d’une fête populaire. Les prix que peuvent probablement gagner les participants sont assez variés - une bouteille (de vin ? de champagne ?), un foulard ou un morceau d’étoffe ou un lapin mort. Encore une fois, il est intéressant de se demander comment le photographe est parvenu à prendre cette photographie. Est-il perché dans un arbre ou a-t-il orienté son appareil vers le haut ?  Compte-tenu des dates supposées de prise de vue, on peut envisager l'utilisation d'un appareil plus maniable qu'une chambre avec trépied. L' "Express Nadar" ou le "Photo-Vélo", par exemple, tous deux commercialiés dans les années 1890, offraient une plus grande maniabilité au photographe.  

 

Albert E. LE PLAY, [fête populaire], ca. 1908-1920, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Une autre vue d’une fête populaire. Deux groupes sont séparés par une barrière. Serait-ce une séparation selon l’appartenance à une certaine classe sociale, comme le suggèrent les habits des hommes sur la droite, presque tous en costume trois pièces et coiffés de hauts-de-forme ? Ces hommes vont-ils participer à un jeu ou un évènement, vu qu’ils semblent être à l’intérieur d’un enclos ?

Le point de vue du photographe est également intéressant. Est-il placé dans un rang opposé faisant face à cette rangée d’hommes ? Si oui, on pourrait supposer un jeu au cours duquel s’affrontent deux équipes adverses.

 

Albert E. LE PLAY, [intérieur du château], ca. 1908-1920, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1827im_PN_BP_0006-0017

Photographie d’un intérieur bourgeois au début du XXe siècle. L’inscription « F. LE PLAY » sur le socle du buste à droite de la photographie confirme l’attribution du fonds à un membre de la famille de Frédéric.

 

Conclusion

        Si l’inventaire de ces treize boites a permis de confirmer l’attribution à Albert E. Le Play, il a également servi à établir une généalogie plus claire de la famille Le Play, et corriger les dates de naissance et de mort inscrites dans la base de données de la SFP. Le lot « Ligoure » vient donc s’ajouter au fonds Le Play, ou, afin être plus précis, à la suite des découvertes lors de cet inventaire, le fonds Albert Camille Émile Le Play.

        Ce lot atteste également de ce que le train de vie d’une famille bourgeoise pouvait être au tournant du XXe siècle. Entre photographies de famille, fascinations orientalistes, vues du château et du domaine, promenades en automobile et sorties de chasse, ce fonds rappelle également que la photographie d’amateur, à cette époque, est une activité extrêmement couteuse et chronophage, réservée à la classe sociale supérieure.        

        Quant aux boites mises de côté, deux ont été attribuées, grâce à une étiquette sur l'une des plaques de verres indiquant son nom, au photographe Louis Georges, adhérant de la SFP en 1904 et décédé le 9 mai 1912. La deuxième boîte attribuée au photographe, qui contient une série de photographie de forêts, pourrait faire partie des clichés pris par Louis George au Bois de Vincennes après le cyclone du 16 juin 1908, qui sont mentionnés dans le bulletin de la Société d’Excursion des Amateurs de Photographie de 1908. Louis George en fût, par ailleurs, le secrétaire général. Deux boites, l’une contenant une série de nus féminin qui s’inscrivent dans l’iconographie des nus académiques et l’autre une multitude de négatifs et positifs dans des formats divers – stéréoscopie, support souple, plaque de verre en 12 x 6 cm, 13 x 18 cm, 9 x 6.5cm, etc- n’ont pas pu être attribuées. La dernière boite, qui contient une série de photographie de voyage en Italie, pourrait être intégrée au fonds Albert E. Le Play, puisque son inventaire manuscrit indique qu'il a voyagé dans plusieurs villes italiennes. Je n’ai cependant trouvé aucun élément qui me permette d'affirmer que cette série est bien de lui.

LACHAUD Audwin

 

Notes de bas de page

1. Cette série est numérisée et accessible sur le site de la Réunion de Musées Nationaux: https://art.rmngp.fr/fr/library/artworks?authors=Emile%20Camille%20Albert%20Le%20Play

2. Par ailleurs, la série de photographie de le Première Guerre mondiale sur le site de la RMN, ibid, comporte une épreuve titrée "Le Général Gouraud décore le docteur Albert Le Play". Les décorations que l'ont aperçoit sur la photographie qui ouvre cet article pourraient correspondre à celles décernées lors de cette cérémonie qui eut lieu, d'après la légende indiquée sur le site de la RMN, le 4 février 1918. Cela nous donne donc une indication supplémentaire quant à la datation du fonds.