L’Exposition Coloniale Internationale de Paris, qui s’est tenue entre mai et novembre 1931, n’a pas eu sur le public contemporain le même impact que ses aïeules, les Expositions Universelles de 1889 et 1900, ni une résonance historique comparable. Ces dernières ont laissé à Paris plusieurs monuments pérennes, parmi les plus visités d’Europe, tels que la Tour Eiffel, le Grand Palais, ou encore le Pont Alexandre III. Certes, la portée d’une Exposition ne peut être uniquement mesurée aux constructions qu’elle laisse aux générations futures, mais elle s’ancre ainsi dans une histoire matérielle, visuelle, tangible. Elle s’inscrit avec fluidité dans l’histoire de la capitale. Les contributions de l’Exposition Coloniale Internationale sont plus discrètes, et se concentrent là où elle a été organisée, soit au sud-est de la capitale, près du Bois de Vincennes. Le Musée de l’Immigration, à l’origine Musée des Colonies, est un bâtiment de style Art Déco, typique des constructions des années 1920 et 1930.

Hippolyte LEGÉNISEL, [Vue partielle de la fresque de l’actuel Musée de l’Immigration], 1931, plaque négative au gélatino-bromure d’argent, frSFP_0773im_BP_0004

 

Il témoigne aussi bien des idéaux esthétiques que politiques de son époque, et plus particulièrement de ceux des hommes placés à la tête du projet d’une exposition coloniale. De fait, son but était de permettre à tout visiteur de comprendre la géographie de l’Empire colonial français, les spécificités de chaque territoire et les apports économiques qu’en tirait la métropole. Cette vocation pédagogique est matérialisée par une frise en bas-relief, entourant le bâtiment, et détaillant par épisodes l’histoire de la colonisation française. Bien que le Musée de l’Immigration ait été la seule construction pensée pour rester à Paris, le Pavillon du Cameroun et du Togo passé outre le programme de destruction suivant la fermeture de l’Exposition. 

Attribuée à Arthur HUBIN, [Vue partielle des pavillons du Cameroun et du Togo], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0075

 

Après une restauration en 1977, il a été consacré Temple Bouddhique, et constitue aujourd’hui l’élément principal de la « Pagode de Vincennes ». Plusieurs séries de photographies conservées par la Société Française de Photographie nous permettent de contextualiser ces deux constructions, de les replacer dans l’Exposition elle-même, mais également de les comparer au reste des bâtiments et pavillons sortis de terre pour une durée bien plus éphémère.

 

            Ces séries partagent la caractéristique d’avoir été tirées sur plaques de verre, parfois stéréoscopiques, destinées à être projetées sur grand écran. La plus importante d’entre elles est un ensemble de plus de quatre-vingt-dix photographies numérotées dans un ordre précis, suivant celui d’un discours, dont le tapuscrit est préservé dans les archives de la Société Française de Photographie. Puisqu’il n’est pas signé, étant voué à être réutilisé à travers différents congrès au fil des années, il a été attribué au photographe Arthur Hubin, membre de la Société d’Excursions des Amateurs de Photographie. Hubin semble avoir pris la majorité des clichés, mais les noms des photographes Bodoignet et Maurice Beauvallet apparaissent au crayon sur les marges de quelques plaques. Le discours, comme l’indique son en-tête, a certainement été présenté dès le Congrès de l'Union nationale des sociétés photographiques de France à Dijon, en juillet 1932. Son auteur précise que :

 « Nous devons mettre nos faibles moyens à la disposition des Sociétés affiliées à l’Union Nationale, en réunissant une collection de vues prises à l’Exposition pour en constituer un fidèle souvenir et montrer à ceux qui n’ont pu voir les merveilles réunies à Vincennes de l’oeuvre de nos coloniaux : Militaires, civils et religieux ».

Ces photographies se veulent éducatives, objectives, et ne mettent donc pas en exergue les styles plus personnels de leurs auteurs. Le déroulé du discours correspond approximativement à celui de la visite pensée par les organisateurs de l’Exposition, tandis que ses descriptions se veulent emphatiques, frôlant parfois la naïveté des brochures touristiques qui commencent alors à se développer.

Cependant, il nous a fallu nous appuyer sur l’oeuvre de deux autres photographes de la Société Française de Photographie afin d’illustrer clairement cet article. D’un fonds de deux-cent-dix négatifs sur verre d’Hippolyte Legénisel est ainsi extraite une vue de la fresque de l’actuel Musée de l’Immigration, évoqué précédemment ; tandis que quelques clichés de Paul Dufour offrent une perspective des pavillons les moins photographiés. La présence de plusieurs membres de la Société d’Excursions des Amateurs de Photographie à l’Exposition Coloniale Internationale pourrait trouver son explication dans le bulletin récapitulatif du 27 mai 1931[1]. Il y est précisé que quatre concours auront lieu, récompensant les meilleures « scènes prises sur les lacs », les photographies de la « section zoologique », les « ensembles vus sur l’Exposition » et les « fêtes de nuit ». Au moins un cliché répondant à ces critères est présent dans chacune des séries.

 

            Représenter l’architecture, ou plutôt la diversité des architectures, semble avoir été la préoccupation esthétique principale de l’Exposition Coloniale et de ses photographes. A l’orée du Bois de Vincennes, la modernité géométrique du style Art Déco est incarnée par le Musée des Colonies évoqué ci-dessus, mais également par le bâtiment de la Métropole et la Cité des Informations, aujourd’hui disparus.

Paul DUFOUR, [Une entrée de la Cité des Informations], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_0928im_PP_0027

Attribuée à Arthur HUBIN, [Une allée du pavillon de la Métropole], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0009

 

La Métropole, constituée de plusieurs longues travées dénudées, met en avant les industries qui font sa réussite économique : l’électricité, l’aéronautique, l’automobile. Elle rappelle par ces thématiques et par les matériaux de son architecture, le verre et le métal, les Expositions Universelles ayant eu lieu à Paris et à Londres au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

Attribuée à Arthur HUBIN, [Une allée du pavillon de la Métropole], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0009

 

La Cité des Informations, dont la superficie dépassait largement celle de toutes les autres constructions, est le parangon de l’esthétique Art Déco. Parfaitement géométrique, pratique, sensé et raisonnable, il est en contradiction parfaite avec le style Art Nouveau qui avait dominé le début du siècle et l’Exposition Universelle de 1900. L’Art Déco est néanmoins en accord avec les objectifs de la Cité, celle-ci devant mettre à disposition de tous les visiteurs, et plus particulièrement des entrepreneurs, des informations particulièrement précises, voire scientifiques, sur les territoires colonisés. Certains pays colonisateurs ayant refusé de participer à l’Exposition Coloniale Internationale, à la suite de quelques rivalités ou inimitiés dus à des conflits politiques, ont néanmoins accepté un stand au sein de la Cité des Informations.

 Maurice BEAUVALLET, [La Cité des Informations], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0010

 

         Une fois passée la passerelle de ces premiers bâtiments, le visiteur entre véritablement dans le Bois de Vincennes, où se côtoient les pavillons des territoires français et ceux des sept autres pays ayant souhaité participer à l’Exposition, soit la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, le Portugal, le Danemark, le Royaume-Uni et les États-Unis.

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le pavillon de l’Italie, de nuit], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0083

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le pavillon du Portugal, de nuit], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0091

 

Les îles constituants aujourd’hui les Départements, Régions et collectivités d’Outre-Mer français sont présentées dès le début de la Grande Avenue des Colonies. La Guadeloupe bénéficie du plus grand pavillon, photographié de nuit par Hubin, et réalisé dans le même style que la Cité des Informations - manière de mettre en avant non pas les caractéristiques architecturales des constructions typiquement guadeloupéennes, mais plutôt de souligner la modernité que pense lui apporter la France. 

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le pavillon de la Guadeloupe, de nuit], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0024

 

Un peu plus bas dans l’avenue, le secteur des Missions met en avant l’aspect religieux de la colonisation. Le temple Protestant, surmonté d’une haute croix de verre, représente les croyances des pays colonisateurs nord-Européens, notamment les Pays-Bas. L’église Notre-Dame-des-Missions, qui a été déplacée à la fin de l’Exposition en banlieue parisienne, a été décorée de fresques à la gloire des missionnaires et des martyrs de la Colonisation. L’église, de taille plus conséquente que le temple Protestant, s’immisce parmi les palmiers et la faune des Outre-Mer, dont elle est voisine.

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le pavillon des Missions Protestantes], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0025

Attribuée à Arthur HUBIN, [L’église Notre-Dame-des-Missions], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0026

 

En diagonale des Missions se situe le bâtiment ayant suscité le plus de commentaires et de photographies parmi toutes les séries étudiées pour cet article : la reconstitution grandeur nature du temple cambodgien d’Angkor Vat. Des vues de près comme de loin, de la façade comme de l’arrière, ponctuent la présentation d’Hubin.

BODOIGNET, [Vue de face de la reproduction du Temple d’Angkor Vat], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0041

Marcel BEAUVALLET, [Les escaliers de la reproduction du Temple d’Angkor Vat], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0044

 

Il est difficile sans connaître en détail le véritable temple de jauger de la véracité de cette reproduction. L’auteur lui-même n’en comprend pas véritablement les références esthétiques, assimilant un panneau sculpté aux ornements des « lits bretons ».

Arthur HUBIN, [Le panneau des « lits clos bretons », détail de la reproduction du Temple d’Angkor Vat], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0047

 

L’exactitude n’est pas un but pour l’Exposition Coloniale Internationale : le plus important est de faire illusion. De fait, loin de sacraliser le temple, qui pour les Cambodgiens fait partie du patrimoine religieux national, les organisateurs de l’évènement en font le clou d’un spectacle lumineux une fois la nuit tombée.

Attribuée à Arthur HUBIN, [La reproduction du Temple d’Angkor Vat, de nuit], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0045

 

Le Tonkin et la Cochinchine font face à Angkor Vat, tandis qu’à sa droite s’étale le secteur de l’Afrique Occidentale Française. La courbe finale de l’Avenue est marquée par le secteur Nord-Africain, où les visiteurs peuvent être promenés à dos de chameau.

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le pavillon de la Cochinchine, de nuit], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0037

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le pavillon de la Somalie, d’après la mosquée de Djenné au Mali], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0020

Marcel BEAUVALLET, [Des visiteurs promenés à dos de chameau dans le secteur Nord-Africain], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0060

 

Quelques moyens de transports sont employés et permettent de tirer bon usage des attractions habituelles du parc : le lac, par exemple, a servi à la présentation des embarcations utilisées par différentes ethnies sur divers continents, que l’on rassemble alors sous le nom commun de « pagodes » ; tout au long de la journée, et particulièrement pendant les mois d’été, les visiteurs peuvent en profiter.

Marcel BEAUVALLET, [Les pagodes sur le lac de Vincennes], 1931, plaque au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0015

 

De l’autre côté du lac, le pavillon le plus saisissant est celui des États-Unis. Bien qu’extrêmement simple par son peu d’ornementation et ses lignes droites, celui-ci est une réplique de la maison de George Washington, Mount Vernon. L’agencement des pièces intérieures a été reproduit mais la majorité du mobilier a laissé place à des artefacts d’exposition sur Washington et la Guerre d’Indépendance américaine.

Paul DUFOUR, [La reproduction de Mount Vernon, pavillon des États-Unis], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_0928im_PP_0018

 

Enfin, le pavillon du Danemark représente sa colonie du Groenland où, par un diorama et des mannequins à taille humaine, s’expose une vie de famille en climat polaire.

Attribuée à Arthur HUBIN, [Le diorama du pavillon du Groenland], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0088

 

            Cet amoncellement d’architectures et la diversité des types de bâtiments représentés pose la question du rapport qu’entretenaient les pays occidentaux avec les cultures de leurs colonies. L’Exposition Coloniale Internationale rassemble dans un espace très restreint plusieurs continents, pour le bénéfice d’un public majoritairement parisien : sur les huit millions de visiteurs, il est estimé que quatre millions provenaient de la région parisienne. C’est à ce public habitué à la modernité européenne que doit plaire cette exposition, si elle doit être rentable. « Faites le tour du monde en un jour » est un slogan prometteur ; mais le visiteur fait en réalité le tour d’un monde policé, dans lequel plusieurs pavillons suivent la mode architecturale occidentale de l’Art Déco, faisant fi des goûts et cultures véritables des ethnies locales qui n’ont pas été consultées. Des membres autochtones des pays colonisés peuplent cette Exposition, et mériteraient un article qui leur soit dédié ; certains d’entre eux ont posé pour les caméras d’Hubin, Beauvallet et Bodoignet[2].

Attribuée à Arthur HUBIN, [Groupe d’hommes indochinois devant leur commerce], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0033

Attribuée à Arthur HUBIN, [La troupe des danseuses cambodgiennes], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0035

Attribuée à Arthur HUBIN, [Groupe d’artisans tunisiens], 1931, plaque positive au gélatino-bromure d’argent, frSFP_1011im_PP_0068

 

Le but du commissaire de l’Exposition Coloniale, le Maréchal Lyautey, était d’éveiller grâce à cet évènement une conscience coloniale et impériale similaire à celle ressentie plus naturellement par les Britanniques. Selon l’historien des colonies Charles Robert Ageron[3], et selon Lyautey lui-même, l’Exposition aurait échoué à cette tâche, les Français étant plus passifs face à ce qu’ils considèrent avant tout comme une activité économique bénéfique au gouvernement. La popularité relative de l’Exposition Coloniale Internationale a néanmoins permis sa rentabilité monétaire et a donné l’opportunité à quelques millions de Français d’entre-apercevoir des continents lointains et encore largement inaccessibles.

 

Léa BRIANT

Masterante à l'Université Paris-Sorbonne, stagiaire à la SFP


 

Note(s)

  1. ^ "Exposition coloniale", Bulletin de la Société d'excursions des amateurs de photographie, n°305, 21 mai 1931, p.40 [URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96026429/f2.image.r=coloniale?rk=42918;4]
  2. ^ À ce sujet, voir Charline Zeitoun, « À l’époque des zoos humains », CNRS Le Journal, n°263, décembre 2011, [URL: https://lejournal.cnrs.fr/articles/a-lepoque-des-zoos-humains ] et Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet, Sauvages, au cœur des zoos humains, 2018, film documentaire, Bonne Pioche Productions / ARTE France
  3. ^ Charles-Robert Ageron, « L’Exposition Coloniale de 1931 : mythe républicain ou mythe impérial ? », Associations Études coloniales, 25 août 2006 [URL: http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2006/08/25/2840733.html]