La photographie en France : une affaire d’État ?

A l'occasion de la sortie du dernier numéro de la Revue de l'Art (n°175) consacré pour la première fois à la photographie, une table ronde est organisée le mercredi 21 mars à l'Institut national d'Histoire de l'art à 18h00 (Salle Vasari), il y sera question des rapports entre la photographie et les institutions artistiques et culturels, sa place dans le monde savant et les évolutions observées depuis ces dernières années. On livre ici l'éditorial de ce numéro.

La photographie en France : une affaire d’État ?

Avec l’estampe et le cinéma, la photographie forme le corps des images techniques qui réunissent l’art et l’industrie. Avant-garde économique d’un marché culturel des images, ces arts du multiple ont répondu, bien plus que ne pouvait le faire la statuaire par exemple, à une demande massive de ce que l’on nomme depuis les Salons : « le public ». Présenté ainsi, la photographie et son commerce, ses usages les plus divers voire les plus triviaux (la fameuse « photo d’identité »), ses pratiques vernaculaires (la « photo de famille ») semblent bien indifférents aux arts et bien éloignés des pouvoirs que l’État entend exercer sur leur administration. Pourtant, de façon exemplaire depuis son invention jusqu’aux plus récentes actions du ministère de la culture, la photographie fascine le politique.

Nulle part ailleurs au monde un état ne s’est autant passionné pour la photographie qu’au pays de trois de ses inventeurs : Nicéphore Niépce (1765-1833), Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851) et Hippolyte Bayard (1801-1887). Certes, l’invention est en bonne part française, mais cela ne suffit pas à expliquer cette passion. Au temps des origines, la différence entre la France et l’Angleterre est à ce titre frappante : l’inventeur de la photographie sur papier et du procédé positif-négatif, le Britannique William Henry Fox Talbot (1800-1877), peine à obtenir le soutien des institutions et se lance dans une course aux brevets tout en créant son entreprise d’imprimerie photographique. En France, le député et savant François Arago (1786-1853) présente le 19 août 1839 devant l’Académie des sciences l’invention du daguerréotype, le brevet est acheté par l’État et la photographie offerte au monde. Du modèle libéral à celui de l’État providence, deux systèmes s’opposent aux premières heures de l’invention. En la matière, et durant plus d’un siècle et demi, la France ne changera pas de position. Nous héritons aujourd’hui d’une longue histoire passionnelle entre le politique et la photographie.

On se contentera de rappeler quelques exemples emblématiques de ce que l’on peut appeler une tradition française. En 1851, la Commission des monuments historiques lance la fine fleur des pionniers de la photographie sur les routes de France pour établir le relevé de monuments en péril. L’opération se veut technique, elle deviendra sous le nom de « mission héliographique » un des mythes fondateurs de l’histoire de la commande publique avec des personnages désormais célèbres tels Gustave Le Gray (1820-1884) ou Édouard Denis Baldus (1813-1889). « Commande », le terme lui-même résume un esprit qui gouvernait dans l’histoire le rapport du souverain à l’artiste : de la même manière, l’État français aime à passer commande sous des formes plus ou moins ambitieuses aux photographes qui peu à peu intègrent les administrations du pays. Que serait aujourd’hui, dans notre imaginaire, le Paris du Baron Haussmann sans les photographies de Charles Marville (1813-1879) ? Esthétique de la visée, modernisation des plans, hygiénisme : la machine photographique devient le fidèle instrument d’une réforme de l’urbanisme. Dans un autre registre, l’École des Beaux-arts à Paris se veut à la pointe du progrès technique, les élèves y trouvent très tôt des photographies pour alimenter leurs collections de modèles, et l’arrivée de l’enseignement de la morphologie fait entrer dans l’enceinte académique la chronophotographie d’Albert Londe (1858-1917), d’Étienne-Jules Marey (1830-1904) et d’Eadweard Muybridge (1830-1904).

Dans toute l’Europe comme aux États-unis, la période 1900 voit le développement d’une photographie amateur grâce aux petits appareils dont le Kodak est l’emblème. Cet élan s’accompagne de l’éclosion des associations, la loi en France dans le domaine favorise leur développement. Les premiers touristes, que l’on appelle encore les excursionnistes, mitraillent déjà aux quatre coins du pays. Le Touring Club de France fort de sa section photographique devient un véritable ministère du tourisme ! Partout les administrations classent leurs photographies et observent l’évolution de la société : les archives de la Reconstruction sont à ce titre exemplaires de l’immédiate Après-guerre. En un siècle, l’État s’est doté d’une mémoire photographique.

1939 : pour le centenaire de la photographie, un colloque est organisé sous l’égide de la Société française de photographie et de cinématographie dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en présence du président de la République Albert Lebrun. La pompe académique invite Paul Valéry à prononcer un discours qui témoigne d’une conception très intellectuelle de l’image moderne. Puisque le réel nous apparaît désormais sous un nouveau jour, le politique ne peut pas l’ignorer. André Malraux aura été l’un des premiers à le comprendre dans le domaine de la culture, la reproduction est devenue un fait social nous explique-t-il dans Le Musée imaginaire (1947), notre sensibilité à l’art en sera définitivement transformée. L’idée d’un musée spécialisé incarne l’ambition de l’État à marquer la photographie au sceau de la conscience nationale. Nombreux seront les rêves d’un musée national, mais force est de constater que ce rêve n’a pas encore été accompli et qu’il semble devoir à jamais rester imaginaire. L’État a rêvé la photographie, ces rêves ont une histoire et forge, on l’a dit, une tradition. Dans les années 1960, alors que la photographie s’est implantée dans le monde des galeries et du marché aux États-Unis, c’est en grande partie à la Bibliothèque nationale que les choses se jouent en France. Bénéficiant du dépôt légal depuis un siècle, l’institution est assise sur des millions d’images qu’elle commence à explorer, mais le présent la passionne tout autant, et elle organise le salon de la Nationale pour les créateurs contemporains (1946-1961).

Pourtant, cette époque est surtout une période de latence en matière de reconnaissance muséale de la photographie. Les musées français sont en retrait si on compare leur activité à celle déployée outre-atlantique. Juste avant-guerre, la fantastique collection du photographe français Gabriel Cromer (1873-1934) n’intéresse pas nos institutions, la George Eastman House de Rochester l’acquiert, et participe d’une dynamique qui voit la naissance d’un département photographie au Museum of Modern art de New York. Ce manque d’intérêt des musées français se résorbe à la fin des années 1970 avec l’intégration de la photographie dans les collections de deux nouveaux musées : le musée national d’art moderne réorganisé dans le Centre Georges Pompidou, et un peu plus tard le musée d’Orsay. Mais ce temps des années 1940-70 correspond aussi à la vitalité d’une pratique photographique bien différente : le photojournalisme. La France se distingue avec de nombreuses agences dont les plus célèbres sont celle des années 1960 comme Gamma. La France photographique vit à l’heure du reportage de presse. Elle a son école avec Henri Cartier-Bresson (1908-2004) en figure tutélaire - il est le co-fondateur de l’agence Magnum en 1947 - mais elle ne revendique pas un statut artistique. Ceux qui nourrissent cette ambition sont encore pour beaucoup dans le monde associatif et cantonné à une économie rudimentaire, c’est-à-dire à la quasi-absence de marché spécialisé.

Ce n’est probablement pas un hasard si l’État s’engage dans la photographie sous une forme muséographique dans les années 1970, alors même que la crise touche le photojournalisme. L’économie de plus en plus en berne des agences favorise-t-elle le déplacement de la photographie de reportage vers le domaine de la culture ? Le combat pour imposer la notion d’auteur en photographie, sur le plan juridique et économique, est mené pour protéger les photographes. Il n’est pas sans effet sur leur statut culturel. Non que les images des photojournalistes se retrouvent directement sur les cimaises des musées, mais il est un fait que le musée constitue peu à peu l’horizon de la reconnaissance de cette photographie, et surtout devient le lieu du débat sur l’avenir de l’image de presse. En 1989, avec à la Bibliothèque publique d’information « Comment va la presse ? » (1982) puis le « Forum du reportage » (1988), le Centre G. Pompidou réunit tous les acteurs de l‘information autour du statut et du destin de ces images. Le photojournalisme déjà au musée ? Presque, si on se souvient qu’une des premières expositions de la Fondation nationale de la photographie (créée en 1976) est organisée en 1977 lors du festival d’Automne à Paris - « Dix ans de Photojournalisme » - dans les salles du Palais Galliera. Pierre de Fenoyl (1945-1987), alors photographe et directeur de la fondation, estime qu’il est nécessaire de faire un bilan à l’heure où l’image de presse s’est en quelque sorte abîmée dans une iconographie de la violence. Le fait n’est pas sans importance, car à trop parler d’une « crise » du photojournalisme en termes économiques (concurrence de la télévision) ou technologiques (l’arrivée du numérique), on oublie qu’il s’agit alors et surtout d’une crise morale. Depuis le rôle qu’avait pu jouer la photographie comme témoignage des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la photographie de presse semble plus utilisée pour alimenter une économie de l’illustration des magazines. Malgré le mythe d’une photographie capable de changer le cours de l’histoire en alertant les consciences, la réalité impose un commerce de l’image-choc aux vertus pour le moins discutables. Les photographes le savent bien, qui pour les plus talentueux s’interrogent sur le sens de leur métier. Certains l’abandonnent, d’autres fondent sur leur conscience malheureuse une vision plus subjective. Le ministère de la culture s’investit aujourd’hui dans une politique d’accompagnement d’une profession en crise, en créant un observatoire du photo-journalisme et un fond spécifique pour la création photographique « documentaire ». Mais les plus brillants des reporters ne sont-ils pas déjà devenus des artistes ?

En 1982, le ministre de la culture Jack Lang décide de créer le Centre national de la photographie (CNP), d’abord au Palais de Tokyo puis dans l’hôtel de Rothschild rue Berryer aux côtés du Centre national des arts plastiques. L’institution est désormais refondue dans les missions du Jeu de Paume qui, jusqu’en 2009, bénéficiait en sus de son adresse place de la Concorde des locaux d’exposition de l’Hôtel de Sully. Le début des années 1980 constitue un âge d’or de l’État photographique : outre le CNP, la création de l’école nationale supérieure de la photographie (Arles), celle d’une commission d’achat spécifique au Centre national d’arts plastiques, la commande de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale (DATAR) sur le paysage français, dessinent les contours d’une politique photographique qui conjugue éducation, création et patrimoine.

À chaque ministre, depuis trente ans, un projet, un rêve : un galerie nationale, un musée, une mission…la liste serait longue et un peu cruelle des commissions et autre grandes messes mais, au final, il faut se réjouir de cet intérêt permanent, de ces utopies renouvelées. Il existe bel et bien des acteurs sur le terrain des musées, des écoles, des centres d’archives ou bien encore des bibliothèques et des associations et aussi des éditeurs et des galeristes qui font la culture photographique en France. Saluons la récente métamorphose de la médiathèque du Patrimoine désormais implantée à Charenton-le-Pont (après le cession des Hôtel de Croisilles et de Vigny) qui permettra d’étudier plus au large les archives photographies conservées à Saint-Cyr. Fêtons cette année les trente ans de l’École nationale supérieure de la photographie dont sont sortis des artistes qui constituent aujourd’hui une part importante de la photographie française. École dont on laisse entendre qu’elle pourrait voir évoluer ces missions vers les questions patrimoniales sur un nouveau site arlésien qui accueillerait des archives d’auteurs. Sur ce point, la vigilance est de mise, il ne s’agirait pas de dénaturer les objectifs d’une école à laquelle l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) recommandait récemment de maintenir au cœur de son activité la formation artistique.

La question patrimoniale est toutefois centrale, elle a bénéficié d’une prise de conscience décisive dans les années 1980 où nombre de fonds photographiques ont été exhumés et mis en valeur. Une valeur au double sens du terme puisqu’elle est aussi celle des prix désormais atteints par la photographie sur le marché. Mais cette époque d’engouement a marqué le pas, en raison d’un contexte économique peut-être moins favorable, mais aussi par une nouvelle orientation des modes de valorisation due à la véritable révolution technologique du numérique. On ne parle désormais plus de conservation préventive et de base de données sans penser à la diffusion par les réseaux et les portails donnant accès aux collections publiques. La mise en place récente du portail Arago aura cette ambition, mais la priorité donnée à cette diffusion - qui est aussi pensée sur un mode économique (Réunion des musées nationaux-Grand Palais) - ne doit pas faire oublier le traitement d’archive, souvent bien moins spectaculaire ou immédiatement rentable, mais crucial pour le développement de la recherche.

Conserver, diffuser et étudier les photographies. Sur ce dernier point, la France n’est pas en reste, mais le rôle de l’État dans le domaine de la recherche reste trop timide. On peut parler aujourd’hui d’une véritable école française d’historiographie de la photographie, elle s’est déployée dans le monde universitaire et dans celui des musées, et en bonne part autour de la Société française de photographie et de sa revue Études photographiques depuis plus de quinze ans. Tout récemment, l’École du Louvre a ouvert un master d’histoire de la photographie grâce au mécénat de la Fondation Neuflize Vie pour la photographie contemporaine, rejoignant ainsi les formations dispensées dans certaines universités parisiennes et à l’École des hautes études en sciences sociales. On aimerait voir encourager dans les universités des Régions une recherche encadrée dans le domaine, la valorisation des archives en dépend comme en dépend pour la création contemporaine l’étude des photographes en activité.

La création contemporaine reste un point faible de la politique culturelle en matière de photographie. On peut s’en étonner au regard du dynamisme des éditeurs et des nombreux lieux qui consacrent leurs efforts à faire connaître les photographes contemporains en France. Mais de cette créativité, qui en possède aujourd’hui une vision claire ? Aucune exposition n’a encore proposé un bilan de la création française dans le domaine alors qu’elle est permanente depuis la fin des années 1970. Alors que la photographie allemande avec l’académie de Dusseldörf s’est imposée depuis les années 1980, alors que les écoles dites du « Nord » sont en vogue dans les années 2000, alors que la photographie anglaise et sa tradition sociale connaît un regain d’intérêt, les photographes français sont peu mis en valeur. Ils sont pourtant nombreux, porteurs d’une poésie particulière qui hérite de l’esthétique humaniste, tout en la renouvelant grâce aux apports de l’art contemporain auquel la photographie s’est frottée depuis trente ans. Politique d’achat des musées ? Politique de diffusion à l’international ? Marché poussif ? Absence de discours critique éclairé ? Nombreux sont les facteurs qui permettent d’expliquer cette faiblesse qui pourrait toutefois être compensée par la meilleure visibilité des acquisitions de l’État comme des actions menées sur tout le territoire.

Table ronde "La Revue de l'art" numéro spécial photographie animée par Michel Poivert (Université Panthéon-Sorbonne), en compagnie de Bernard Perrine (Académie des beaux-arts/La Lettre de la photographie), Paul-Louis Roubert (Société française de photographie/Université Paris 8), Manuel Bamberger (Médiathèque du Patrimoine). Institut national d'histoire de l'art (salle Vasari - 1er étage) 6 rue des Petits-champs Paris 2eme - métro Bourse/Palais Royal