Gilles Saussier, chamanisme documentaire

Le temps a manqué au printemps dernier pour dire ici l’émotion qu’a suscité en moi l’exposition des portraits extraits de Living in the Fringe (édition Figura, Paris, 1998) signés Gilles Saussier à la galerie Zücher à Paris (16 mai-24 juin). Mais ce contretemps ne fait que répondre au temps différé de l’exposition d’images réalisées en 1995-1996 et jusqu'alors rarement exposées.

Dans Living in the Fringe, les photographies sont mises en page dans un rapport physique avec le texte, les lettres venant frotter l’image et rendant compte des témoignages de ce peuple dont la terre est menacée par le climat et la condition politique. Les prises de vue rapprochées et ces physionomies marquées se répondent sur le mode du visage-paysage : les Sans-terre portent en effigie le souvenir de leur sol disparu. De ces rides et de la teinte sombre de la peau émerge l’intensité des regards. Comme des sources pures, ils répondent aux eaux boueuses qui anéantissent les cultures. Ainsi résumée, la fable a quelque chose des fictions de Borges.

Living in the Fringe est un livre dont on entretient le souvenir en suivant les travaux de Gilles Saussier, jusqu’au moment où l’on découvre les photographies de taille conséquente sur les cimaises de la galerie. Réalisées par Philippe Gilvard, ces tirages parviennent à rendre dans un jeu d’équilibre entre la couleur et l’obscurité une profondeur psychologique rarement atteinte. Il ne s’agit toutefois jamais d’expressions mais toujours de majesté. Là où l’esthétisme humanitaire dérive souvent vers une expression de la douleur ou de la révolte, Saussier parvient à un énoncé sur la gloire. Reprenez en main, ou souvenez-vous, de son travail intitulé Studio Shakhari Bazar dans la vieille ville de Dakha, et vous y trouverez des hommes de la rue, de simples commerçants ou parfois des mendiants, auxquels l’artiste parvient à conférer, par la densité des lumières et l’élégance des postures observées, la stature de penseurs muets; l'œuvre tout entière procède de ce que l'artiste appelle une méditation documentaire.

Les portraits de Living in the Fringe présentent dans les tirages exposés, où le cadre suffit à peine pour contenir l’homme, le corps concentré dans la texture du visage. Notre regard ne peut plus alors divaguer sur les lignes et les motifs d’une figure en situation. Le document exemplifie, mais aussi il magnifie. Ces visages monumentaux naissent du mariage improbable du minimalisme et de la fresque historique. On pense aux sculptures de Tony Smith, minérales, abstraites, obscures et allégoriques. Les œuvres de Gilles Saussier se situent souvent dans cette dialectique, comme son interrogation croisée de l’histoire de la Roumanie à partir des événements de Timisoara et de la puissance esthétique du grand sculpteur Brancusi.








































Il sait qu’historiquement un tournant majeur, aux origines mêmes de la photographie contemporaine, a été la rencontre de l’esthétique de Carl André et de Bernd et Hilla Becher dans les années 1970, coïncidant avec la relecture que Walker Evans faisait de sa propre œuvre à l’aune de l’art conceptuel, et à quel point la conception esthétique du document a été fertile. Fertilité fragile, comme ces terres rayées de la carte au Bangladesh, dont l’horizon indique une région humaine qui se dessine depuis quelques années comme le lieu où l’art et la photographie se regardent droit dans les yeux.

Un film montrait dans l’exposition parisienne la performence intitulée Le Gué (2007), réalisée par Gilles Saussier, puisant à l’aide de deux récipients l’eau d’une rivière et marchant ensuite, posant un pieds après l’autre dans chaque récipient et traversant ainsi la ville, pour enfin reverser nuitamment le contenu de ce gué imaginé dans un cours d’eau.

Aux visages majestueux des hommes condamnés par les eaux répond l’action presque chamanique de Saussier célébrant les vases communicants.

Illustrations : -Gilles Saussier, Living in the fringe, 1995-1996, Print on fineat baryta paper, 140 x 100 cm © Courtesy Galerie Zürcher, Paris. -Gilles Saussier, Tableau de chasse, Colonne sans fin..., 2006, inkjet print, 158 x 117 cm © Courtesy Galerie Zürcher, Paris.