TERRITOIRES SENSIBLES : SOPHIE RISTELHUEBER AU JEU DE PAUME

Sophie Ristelhueber, Fait # 20, 1992 tirage argentique couleur et noir et blanc monté sur aluminium, avec cadre ciré or, 100 x 127 x 5 cm édition 3/3, collection de l’artiste © Sophie Ristelhueber / ADAGP, Paris, 2009

Le Jeu de Paume propose une exposition d’envergure consacrée à Sophie Ristelhueber qui, depuis les années 1980, poursuit une réflexion autour des territoires de conflit. Elle ne constitue pas une rétrospective, mais plutôt un réseau d’association d’œuvres qui fonctionnent par glissement sémantique. Enchevêtrant l’intime au collectif, le corpus choisi permet d’interroger la notion de frontière, en déplaçant le caractère documentaire vers une approche poétique. Dans cet univers peuplé de barrages et de traces temporelles, Sophie Ristelhueber a voulu « laisser respirer le spectateur ». L’accrochage est souvent aéré, la forme en symbiose avec le propos. Alors que la série Fait juxtaposée de façon régulière prend des allures de wall drawing, la disposition en contrebas des Vulaines capture le champ de vision du spectateur, directement immergé dans l’image.

Les clichés de Sophie Ristelhueber ont quelque chose de lapidaire. Aiguisés tels les roches hérissées d’aspérités du parc du Vercors qui s’unissent à la voix de Michel Piccoli lisant le texte de Tolstoï, ils dépassent le constat. La vidéo d’ouverture Le Chardon (2007) fait état d’une résistance face à la destruction de la nature par l’homme, du ressouvenir et de la survivance. Des traces indélébiles occupent l’espace rupestre. Le défilement d’une route goudronnée évoque un aller sans retour. Le point de vue est une donnée centrale dans le travail de Sophie Ristelhueber.

En 1992, la série Faits marque une étape décisive : les territoires cicatrisés des vues aériennes sont présentés comme des monochromes aux surfaces granuleuses, réminiscences de blessures terrestres. Les saillies deviennent des signes dont le spectateur est invité à détailler les punctums. Etat des lieux des ravages dont la série Every One (1994) prolonge l’exploration allégorique. L’échelle gigantesque des corps perdus dans l’anonymat de la représentation distanciée, leur cadrage all over les ramène aux dimensions du paysage. La neutralité du traitement formel, volontairement épuré et dégagé de toute surenchère plastique, n’est pas sans rappeler la crudité du projet réalisé à l’Hôpital pour la Biennale de Paris en 1982. A l’objectivité du Nouveau Roman dont Sophie Ristelhueber avait fait un sujet de mémoire, se substitue la marque du fragile. Derrière le traitement architectural des sujets, on pressent la violence des chairs malmenées.

De retour dans sa maison familiale en 1989, à Vulaines, Sophie Ristelhueber photographie les objets du passé à la hauteur du regard de son enfance. Juxtaposant des fragments d’archives personnelles (noir et blanc) aux clichés actuels (couleurs rompues), elle dresse le constat d’une métamorphose. Les encadrements délicats en papiers de Cordoue et de Chine sont significatifs de son attention aux détails et du traitement pictural de certains sujets. Il en résulte des objets précieux présentés selon des codes spécifiques. L’artiste insiste sur son investissement physique, y compris dans la réalisation matérielle de l’objet. A une époque où les plasticiens délèguent souvent, elle précise que c’est elle qui a brodé patiemment chacune des trames de ses œuvres au point de croix (Stitches, 2005). Mais ce fut encore pour y déployer le champ lexical de la guerre.

Intégrée, la photographie va jusqu’à se confondre avec la cimaise, pour une photo extraite de La liste (2000). La place est laissée vacante au dehors. La baie laissant pénétrer la clarté du jour inonde les salles de lumière. Prolongeant le feuilletage temporel dont Sophie Ristelhueber est coutumière, la vue sur Paris permet à nouveau un réseau de correspondances formelles avec l’objet de l’image découpée. A nouveau, elle part de la réalité pour en extraire les sources de son questionnement sur l’humain où se noue la dialectique entre réel et fiction comme dans Eleven Blowups, clichés reconstitués pour recréer les images de l’attentat du 14 février 2005 contre Rafic Hariri, montrant « la terre qui s’avale elle-même ».

JEU DE PAUME, SITE CONCORDE, DU 20 JANVIER AU 22 MARS 2009.