Carole Fékété: la dévotion et la reproduction

image De retour de Madrid où elle fut pensionnaire deux années durant, Carole Fékété ramène un travail fortement marqué par les pratiques religieuses et surtout leurs mises en scènes. Dans le cadre de l’exposition organisée à l’issue du séjour espagnol, on découvre ainsi un ensemble de photographies présentant d’impressionnants reliquaires. Habituellement dissimulés aux regards, ces objets de dévotions conservés dans un couvent madrilène s’offrent à nous comme s’ils émergeaient de l’ombre et de la solitude. Mais le choix d’une prise de vue frontale, sans alentour de l’objet – bref le choix esthétique de la reproduction – ne leur confère en rien le statut d’un objet violé par le regard.

Leur étrangeté est tout simplement illuminée et cette lumière est désormais continue: elle permet l’observation minutieuse de ces corps réduits à leurs ossements, corps de martyres disloqués et ramenés aux proportions d’une boîte cerclée et ornée, souvent gansée et tapissée de satin mais surtout emplie de motifs floraux qui rappellent aussi bien les fleurs imputrescibles qui décorent les tombes que les garnitures pâtissières. Le tout est d’un effet saisissant, plus poétique que morbide. On se prend à penser aux célèbres boîtes de Joseph Cornell et l’on sait gré à Carole Fékété de traiter la question des vestiges mortuaires sur un ton radicalement opposé au maniérisme transgressif toujours en vogue. La prise de vue à la chambre restitue les moindres détails et rend compte de la profondeur courte des dispositifs. Ce qui frappe le plus est le double cadrage, de la prise de vue et de la boîte elle-même, que renforce encore la disposition des reliques et des ornements qui viennent littéralement remplir l’espace. A la différence du travail de Christian Milovanoff, sur les bas-relief assyro-babyloniens exposé au Louvre, on ne trouve pas chez Carole Fékété de recadrage dans le motif. Le geste est minimal mais le travail photographique est bien là: l’éclairage permet de faire surgir les couleurs et, doit-on y insister, non seulement ces reliquaires sont invisibles au commun mais serions-nous en leur présence qu’aucune lumière ne nous permettrait de les observer comme ici.

De cette description l’on aboutit à une objectivation: les reliquaires photographiques, c’est-à-dire les images qui naissent de leur reproduction, prennent leur valeur autonome. Si l’on accepte de revenir encore au Louvre pour y regarder cette fois-ci les photographies de masques africains de Walker Evans, on se dit qu’en ce moment l’idée est dans l’air que l’art est parfois à la tâche de sa propre reconnaissance. Ici, l’objet visé participe plutôt d’un art "funéraire" - du coup pas très éloigné des masques rituels d’Evans comme des scènes mythiques de Gilgamesh chez Milovanoff. D’une certaine manière, j’y vois aussi un rapprochement avec la célèbre série des "objets de grève" de Jean-Luc Moulène – ces objets ubuesques réalisés par les ouvriers en grève, véritable art du détournement – autre forme d’art funéraire en quelques sortes. On ne reproduit donc pas n’importe quoi, et il faut ici entrer dans une question esthétique: la reproduction ainsi entendue pose le problème du passage de l’implicite à l’explicite, de l’extraction du dissimulé à l’exposition au grand jour. Techniquement et historiquement, les modes d’enregistrement permettant l’agrandissement ou le grossissement ont été les agents du dévoilement des objets au secret, ce qui a amené à la prise en compte définitive de leur présence. On doit à Peter Sloterdijk d’avoir analysé le trouble que procurent ces opérations modernes de la connaissance. Mais surtout d’avoir mis le doigt sur ce qui, au premier abord, ne semblait poser aucun problème: reproduire techniquement une chose jusqu’alors invisible ne tient-il pas d’une parité entre l’intérieur et l’extérieur? Justement non, ce qui apparaît dans la reproduction de l’invisible échappe à cette symétrie (une simple reproduction) et nous reste étranger en s’exprimant plus souvent sous la forme du monstrueux. L’émergence au premier plan des choses longtemps dissimulées a son "prix": «Après leur blessure, écrit le philosophe dans Écumes, elles sont présentées objectivement et réclame une reconstruction par opération».

Nombreux sont les artistes a travailler la reproduction d’objets puissamment chargés comme autant d’opérations, ce qui les oppose radicalement aux ready-mades du début du XXe siècle. Il s’agissait alors, dans le contexte d’une mort de l’art, de célébrer l’absence de métier en consacrant de manière nihiliste (et poétique) l’objet commun. Ce que nous observons avec Carole Fékété serait un régime d’exception, où la rareté accède (drôle de renversement) au statut privilégié du ready-made. Mais elle dévoile du coup le travail que nécessite la réalisation de telles opérations, car s’il n’y a rien à ajouter à ces reliquaires pour que nous puissions jouir de leur étonnante beauté, il fallait juste qu’ils puissent s’incarner dans une image. Ces reliquaires ainsi contemplés en tant qu’œuvres ont-ils perdu leur valeur d’usage dévotionnelle que leur aura intimidante ressurgit. Tant et si bien qu’on ne sait plus si le mystère est à porter au crédit de l’art ou de la religion.

Exposition: "Artistes de la Casa Velasquez 2005-2007", 17 novembre 2007-17 février 2008, domaine départemental de la Garenne Lemot, route de Poitier, 44190 Gétigné-Clisson, tel. 02 40 54 75 85

A noter: Carole Fékété présentera son travail lors du séminaire "Pratique de la critique" lundi 3 décembre à l’INHA, 2 rue Vivienne, 75002 Paris, 11h-13, salle Perrot, 2e étage.

Illustration: Série des reliquaires, boîte V, Couvent de la Encarnación, Madrid, 2007, tirage lambda, 38 x 78 cm.