Avedon, artiste des années 80

Pour ma génération, la découverte d’Avedon au seuil des années 1980 correspondait avec la première diffusion de son œuvre "In the American West". Tant et si bien que le génie s’était imposé d’un coup, et définitivement. Si l’on savait bien que ce photographe américain avait derrière lui une réputation plus que sérieuse dans le domaine du portrait et de la mode, ce que l’on découvrait de lui - associé à une forme de dandysme véhiculé par la revue chic Égoïste - comblait une sorte de désir de voir concilier le sélect et l’intransigeance. D’immenses portraits de travailleurs de l’Amérique profonde traités avec l ‘amplitude que l’on réserve aux « grands sujets » venaient peupler l’imaginaire des années « paillettes ».

Découvrir Avedon aux débuts des années 1980 revenait donc à faire frontalement l’expérience de l’époque : croire en l’alliance de la mode et de l’art contemporain. Car Avedon à nos yeux éblouis devant ses modèles populaires n’était pas un photographe au sens traditionnel. Il apparaissait dans un contexte nouveau, où surgissait la vogue des grands formats de la photographie contemporaine. On pouvait ainsi découvrir en même temps les premières images de John Coplans ou bien encore de Suzanne Lafont, pour citer deux artistes qui faisaient alors usage du noir et blanc. Mais on découvrait aussi, en dehors des cercles de spécialistes, "Les Hommes du XXe siècle" d’August Sander publié chez Schirmer et Mosel et l’œuvre de plus en plus célébrée par l’art contemporain de Bernd et Hilla Becher. Faut-il y insister, Avedon en 1980 n’appartient déjà plus à la seule histoire de la photographie mais bien à l’histoire de l’art.

Rien d‘étonnant donc à constater que l'œuvre de jeunes artistes françaises comme Valérie Jouve et Valérie Belin apparaissent profondément marquées par "In the American West" : des personnages- sculptures, une échelle qui établit un corps à corps avec le spectateur, une relation sublimée au documentaire. Alors, la rétrospective actuellement au Jeu de Paume à Paris était l’occasion de reprendre les choses, et de dépasser l’effet dominant de cette magnifique commande pour ne pas caricaturer Avedon et le remettre ainsi en contexte. En finir peut-être avec une forme d’idéalisation.

L’exposition est efficace, la scénographie évite les répétitions, on a le sentiment d’avoir fait le point sur une œuvre. Mais on en ressort avec un sentiment aussi étrange que rassurant : "In the American West" fut pour Avedon une exception, une fulgurance de quelques années, à laquelle tout l’avait préparé inconsciemment, mais qu’il ne dépasserait jamais, et qui dominera toujours le reste de sa production. Un artiste, c’est peut-être cela, avant tout et au-delà d’une carrière : une réussite inattendue qui repose sur le déplacement de tous ses acquis vers l’inconnu. Et puis tout s’évanouit, la carrière reprend son cours, Avedon disparaît.

L’exposition montre parfaitement les apports d’Avedon à la photographie de mode dès les années 1950. Une sorte de « sortie de l’Atelier » pour utiliser un poncif d’historien d’art : on troque les lumières naturelles contre les éclairages artificiels, on dispose le modèle en tenue de soirée dans les lieux populaires. Bref, on ouvre toutes grandes les fenêtres des studios de mode. Soit. Mais au-delà, on voit aussi se resserrer – c’est-à-dire s’inventer – le vocabulaire d’Avedon : le portait, au sens hyper classique du buste voir de la face, et le fond blanc, c’est-à-dire l’absence de fond. Le défilé est désormais celui des personnalités, dans un classicisme ponctué d’expérimentations humaines (le travail sur le père) et parfois d’étranges ratages : en revoyant la fresque à grande échelle de la Factory et de Warhol on lui trouve un côté kitsch façon Pierre et Gilles en noir et blanc (c’est dire…). On attend les « grands hommes » de l’Amérique profonde qui appartiennent rappelons-le à une commande du Amon Carter Museum de Forth Worth, au Texas. Cela a été noté : Avedon retrouverait alors la grande tradition de Walker Evans et de Dorothea Lange au temps de la Dépression. Certes. Mais surtout il applique tout son vocabulaire de la sophistication, jusqu’alors essentiellement réservé aux stars et à quelques « cas », à des personnalités rencontrées dans l’Amérique des travailleurs et des pauvres gens. Il y ajoute une seule chose, ou plutôt deux choses : le recul et le format. Il cadre en plans américains alors qu’il restait concentré sur les visages et il agrandit l’échelle du tirage pour atteindre l’échelle un. Avedon accorde à ses modèles plus qu’il n’avait jamais accordé, il érige, il monumentalise. Son efficacité de traitement joue à plein : il choisit admirablement ses modèles qui incarnent un instant son protocole réglé pour les génies. Ils viennent à notre rencontre, ils semblent hors du temps. Singulièrement, Avedon nous faisait jusqu’alors admirer le génie des hommes et des femmes célèbres en ne flattant en rien leur physique voire en les enlaidissant. Ce qui les rendait plus humains. Ici c’est l’inverse : ces ouvriers, ces homeless, ces employés « ordinaires » sont d’une beauté absolue. Ce qui rend héroïque dans nos esprits le moindre geste de leur profession, immensément respectable leur dénuement presque antique. La réussite d’Avedon doit tout à son savoir-faire, mais elle était pourtant imprévisible, comme il ignorait avant d’en finir avec cette Amérique-là qu’il lui devrait définitivement sa place au Panthéon.

Exposition Richard Avedon photographies 1946-2004, Jeu de Paume, Paris, 1er Juillet-28 septembre.