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Bayard avait-il de l'humour ? Avant ce billet d’André Gunthert, on l'imaginait plutôt avoir agit (pour cet autoportrait de 1840) par frustration et soif de reconnaissance. Il aurait  été oublié ou nié par ceux, savant ou politiciens, qui ont officialisé l’invention (cf. la chronologie en ligne de Jacques de Roquencourt). Certains l'ont qualifié de "Caliméro de l'histoire de la photographie", d’autre d’opportuniste motivé par l’appât du gain.  Une belle étude a été menée par Valérie Albac, en 2005 sur « Bayard véhiculé par les historiens ». Elle s’intitule « Face à ce qui dérobe : la réponse de l’historiographie aux silences d’Hypolite Bayard ». Ce mémoire, non publié, est consultable à la Société française de photographie. La SFP, rappelons le, conserve aussi le fonds Bayard et par conséquent ses fameux autoportraits dont parle André Gunthert.

Sait-on seulement si le Noyé de 1840 a été diffusé, vu, ou discuté de son temps ? Bayard l'a t-il communiqué ? Ou bien est-il resté au fond d'un tiroir ? A t-il fait cette mise en scène dans le but d'attirer effectivement l'attention sur lui ou bien l'a t-il réalisé pour expier son sentiment de non reconnaissance ?

Une chose est sûre, cet autoportrait en noyé de 1840 transporte avec lui sa légende. L'image (positif direct non fixé) est collée sur un carton. Au dos de ce carton Bayard a écrit un texte à la plume  (reproduit dans le billet d'André Gunthert). Ce texte à la plume a été par la suite tapuscrit, probablement par la SFP, et ce tapuscrit a été collé au recto du carton de montage, sous l'image. La légende, associée à cette image, nous dit bien le désir de reconnaissance de Bayard : « Oh ! Instabilité des choses humaines ! Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui pendant longtemps et aujourd'hui qu'il y a plusieurs jours qu'il est exposé à la morgue, personne ne l'a encore reconnu, ni réclamé »

Le spectacle de l’exposition des cadavres à la morgue de Paris était on le sait des plus populaires au 19e siècle et en particulier en 1840. Et même à cette ultime étape de reconnaissance  (l’identification du cadavre), il échoue.  Belle autodérision !

Si il est un point commun à nombre des membres de la SFP, c’est bien d’avoir, de leur vivant, pensé et travaillé leur postérité et leur statut. Il n’est pas anodin en ce sens que dès les débuts, la collection ait été classée par auteur, c’est-à-dire par nom de photographe. Ceci est à rebours de ce qui s’est pratiqué partout  ailleurs jusque dans les années 1960 : les images étaient classées suivant des thématiques documentaires correspondant au sujets représentés dans les images (topographie, costumes, portraits etc.).

Bien sûr, la motivation première des membres de la SFP était de contribuer aux progrès de la photographie (cf. statuts de l'association). Mais derrière chaque pli cacheté, chaque article du bulletin, chaque médaille et remise d’honneurs en tout genre, se lit le désir de reconnaissance et l’espoir du succès rapide ou de l’application  lucrative. Certains membres de la SFP, moins soucieux de reconnaissance sont passés inaperçus et ressurgissent aujourd’hui. Notons qu’aujourd’hui, de jeunes chercheurs, souvent issus de la sociologie, en l’occurrence des femmes, analysent cette question passionnante de la construction de la postérité, en particulier  chez les femmes photographes (quasi inexistantes dans les inventaires historiques de la SFP).

En décembre 2011, dans le cadre d'un projet ANR, le fonds Bayard sur papier a été entièrement numérisé en très haute définition par le laboratoire Tribvn. Ces images numériques sont consultables à la SFP et le seront bientôt en ligne. A partir de ces nouvelles images numériques exceptionnelles en qualité, nous avons fait réaliser un fac similé numérique (produit par les Rencontres d'Arles et réalisé par le laboratoire Janvier dans le cadre de l’exposition sur les premières fois en photo, Arles 2012). C'est ce fac similé que nous communiquons désormais pour des expositions et que nous montrons à la SFP. Car l’original n’est pas fixé mais seulement stabilisé et donc impossible à exposer sans le mettre en danger. Stabilisé et non fixé, il est aujourd'hui condamné à sa boite, en réserve de la Société française de photographie.

Désormais nous encourageons les éditeurs à diffuser, avec notre autorisation, le document tel qu'il est (collé sur un carton de montage avec la légende du dos du document retranscrite en tapuscrit au recto).

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Les images reproduites dans le billet d'André sont celles que nous diffusions avant 2012 : ce sont des fragments du document original. Les teintes délavées correspondent bien aux teintes des originaux mais les images sont tronquées. Il nous ait arrivé de devoir répondre à des éditeurs au sujet de l’affaiblissement de l’image, entendue comme un défaut de l’image numérique. On nous demande du contraste ou du noir et blanc pour que ce soit lisible..

Des images du noyé bien plus contrastées ont circulé depuis les années 1970 et marqué les imaginaires. Elles continuent de circuler et sont rarement correctement créditées. Elles ne sont pas de Bayard mais de Claudine Sudre qui a réalisé, sur commande de la SFP toute une gamme de retirages modernes d’après les négatifs originaux ou d’après des contretypes. Ces images, destinées à être vendues, apparaissent doucement sur le marché de la photographie. Récemment, la bibliothèque municipale de Lyon en a mis en ligne, en créditant enfin correctement leur auteur, Claudine Sudre mais en oubliant la mention de l’originale. Voici la version photomontée de Claudine Sudre et sa légende : Hippolyte Bayard, Le noyé, 1840. Photomontage d'après des tirages de Claudine Sudre,  1973. Collection Société française de photographie

Autoportrait d'Hippolyte Bayard "en mort"
Hippolyte BAYARD, 1840
Dim en cm du tirage 18x19
Tirage effectué par Claudine Sudre, 1976
viré au monosulfure de sodium

Mais plus généralement, c’est cette image de Claudine Sudre, à la teinte marron chocolat ou reproduite en noir et blanc, qui aura été le plus été diffusée à ce jour.

Hippolyte Bayard, Le noyé,  1840. Reproduction par Claudine Sudre, en 1973. Collection Société française de photographie

Bien connu du public français de la photographie, Bayard l'est bien moins à l'international mis à part ce noyé de 1840. Certes, il s'agit d'un des premiers autoportraits photographiques (André Gunthert reproduit dans son billet les essais d'autoportraits de Bayard collés dans son album daté de 1839), mais c'est aussi, comme l’ont mis en valeur plusieurs historiens, l’une des premières si ce n’est la première mise en scène photographique. C’est aussi l'un des premiers nu sur papier et nu masculin de surcroit.  Plus généralement, cette image nous est demandé en tant que première image artistique. Elles est considéré comme telle notamment parce qu’elle est mise en scène et probablement aussi du fait de sa subjectivité. Elle nous parle du sujet qui est précisément l’auteur.

Si cet autoportrait est si personnel et intime c'est bien parce que la légende traduit les sentiments de l'auteur. Et ces sentiments sont de l'ordre de la frustration, de la déception et du désir de reconnaissance.

Parce-que Bayard nous dit ses sentiments et parce qu’il nous rappelle aux odeurs dans son texte du recto du noyé ("Messieurs et Dames, passons à d’autres, de crainte que votre odorat ne soit affecté, car la tête du Monsieur et ses mains commencent à pourrir, comme vous pouvez le remarquer»), un petit détour sur la question de l’écriture de soi par Alain Corbin s’impose : à savourer sans modération cette magnifique conférence de l’auteur du miasme et de la jonquille sur l’histoire dans les subjectivités individuelles. Histoire d’inscrire le selfie dans une historiographie, pas seulement photographique, de l’écriture de soi.

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